Assez des discours justifiant l’inégalité des sexes !

Tribune parue dans le « Huffington Post », le 2 janvier 2015 (co-signée avec Virginie Martin, Mona Zegaï et Patrick Altman)

Le rapport du Sénat sur les stéréotypes de genre dans les jouets et leurs conséquences délétères sur la construction identitaire et l’apprentissage de rôles sociaux inégaux pour les filles et les garçons fait l’objet de mensonges flagrants, au profit d’une idéologie réactionnaire très inquiétante.

A l’aide d’approximations et d’erreurs factuelles grossières prouvant qu’elle n’a pas lu ce rapport, Bérénice Levet explique rien de moins, dans une interview au Figaro, que les inégalités entre les sexes sont un pilier salutaire de la société. On retrouve dans ses propos les arguments classiques de la féminité et de la virilité naturelles, innées et devant donc être défendues. Ainsi, on se demande à quel siècle et dans quel monde vit la philosophe lorsqu’elle affirme que : « La petite fille est par nature portée à plaire (…) Apprenons-lui l’art de se parer avec goût ». Les filles ne se définissent-elles qu’au travers du regard qu’autrui porte sur leur apparence ? Doit-on réellement tout faire pour les restreindre au statut d’objets plutôt que de les accompagner dans leur formation en tant que sujets ? Ne doit-on pas leur permettre de développer leur imaginaire, y compris sur le plan professionnel, plutôt que de ne les former qu’à l’exhibition contrôlée qu’elles devraient donner de leur corps ? Quant au « bon goût », il signifie que la beauté serait normalisable, qu’il y a un beau et un laid par essence ; on n’est pas loin de l’art dégénéré.

Sur la méthode, Bérénice Levet critique le fait que seuls des sociologues auraient été auditionnés par le Sénat – ce qui, par principe, lui poserait problème. En réalité, sur huit personnes auditionnées, il n’y a eu qu’une seule sociologue, Mona Zegaï. Les autres étaient Astrid Leray, fondatrice du cabinet Trezego, Michel Moggio, directeur général de la Fédération française des industries Jouet et Puériculture, Anne Dafflon Novelle, docteure en psychologie sociale, Jean-François Bouvet, agrégé de sciences naturelles, docteur d’Etat en sciences (neurobiologie), Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, Jean Kimpe, délégué général de la Fédération des commerçants spécialistes des jouets et produits de l’enfant, Franck Mathais, porte-parole du groupe Ludendo, qui détient notamment l’enseigne « La Grande Récré ». Des profils très variés, donc.

Bérénice Levet base par ailleurs son argumentation sur l’idée de la diffusion d’une « théorie du genre », objet de son dernier livre, alors que de nombreux chercheurs n’ont eu de cesse, ces derniers mois, d’expliquer que cette formule n’avait aucun fondement scientifique et quelle était au contraire une tentative discursive de discrédit des recherches scientifiques, relayée notamment par des idéologues d’extrême droite et mouvements comme « la manif pour tous ».

Quant au fond, Bérénice Levet affirme que le fait que « les jouets destinés aux petites filles et aux petits garçons restent distincts est un simple principe de réalité ». Or cette phrase est très curieusement construite dans la mesure où un jouet n’est généralement pas sexué en soi : cette assignation au féminin ou au masculin ne sort pas de nulle part, elle est notamment l’œuvre des fabricants et spécialistes du marketing par le biais des couleurs, photographies et textes choisis pour les boîtes et la signalétique des espaces commerciaux. Les jouets manufacturés ne sont pas prédestinés par essence des sexes. Sa phrase est d’autant plus étrange que la segmentation par sexe des jouets n’a pas toujours existé : elle a atteint un degré inédit depuis 20 ans, le marketing genré s’étant développé avec comme objectif trivial de vendre deux fois plus de produits. Et cela ne concerne pas que les enfants puisque des colles, stylos et rasoirs roses sont désormais proposés spécifiquement aux femmes. Toute femme se doit-elle d’utiliser un rasoir rose par « simple principe de réalité » ?

Les jouets participent des injonctions de genre en créant deux univers très segmentés qui assignent les filles à l’imitation – « faire comme maman » –, à la sphère domestique et à l’esthétique, et les garçons à la conquête, à la découverte du monde, à l’imagination, à la science et à la technique. Il ne faut pas s’étonner, ensuite, que les filles occupent la quasi-totalité des professions du care et que les ingénieurs soient majoritairement des hommes. Seuls 16% des métiers sont mixtes en France (au moins 40% de chaque sexe). Transgresser est difficile, tant la publicité, le cinéma, les loisirs, le sport, les parents, les amis et même l’École sont traversés par des stéréotypes contraignants et violents : un jeune homme qui choisira une orientation scolaire pensée comme « féminine » sera taxé d’homosexuel, une jeune fille qui ira dans une formation pensée comme « masculine » subira des comportements sexistes visant à l’en évincer (voir à ce sujet le harcèlement dans les écoles d’informatique).

Lire la suite sur le site du Huffington Post.