Les Etats-Unis en 2015 : enjeux stratégiques à un an de la présidentielle

Article publié dans "L'ENA Hors les murs", la revue des anciens élèves de l'ENA (décembre 2015)

Dans un peu moins d’un an, en novembre 2016, aura lieu à la prochaine élection présidentielle américaine.

Deux sujets majeurs figurent sur l’agenda des candidats : d’une part, l’économie, l’emploi et la fiscalité et, d’autre part, en particulier suite à l’attentat de San Bernardino, la lutte contre le terrorisme islamiste. D’autres enjeux, comme les discriminations ethniques et « raciales », l’égalité hommes-femmes, les droits des homosexuels, ou encore l’immigration et l’environnement font aussi l’objet de discours et de débats et sont parfois associés aux problématiques économiques.

Du côté des Démocrates, deux prétendants à l’investiture se dégagent : Bernie Sanders, qui se définit lui-même comme « socialiste » – terme provocateur, s’il en est, aux Etats-Unis – et la favorite des sondages, Hillary Clinton[1]. Les Républicains se caractérisent pour leur part par une pléthore de candidats – 14 aujourd’hui -, ce qui est le signe de l’absence d’un leader incontesté, mais aussi de la persistance de fortes divisions. Un autre trait saillant de la course à l’investiture républicaine est la popularité, d’autant plus embarrassante pour la direction du parti qu’elle ne se dément pas dans la durée, des populistes et provocateurs Donald Trump et Ben Carson. La difficulté, pour l’ensemble des prétendants de chaque parti, est de séduire l’électorat traditionnel lors des primaires qui s’étaleront de février à juin, avant de rassembler tout le pays pour le scrutin de novembre.

Le programme économique et fiscal des Républicains se caractérise, comme en 2012, par la réaffirmation de grands principes idéologiques issus des « reaganomics » des années 1980 et alimentant des promesses incantatoires, comme celle d’une croissance annuelle de 4% (Jeb Bush), voire de 6% (Donald Trump). La baisse des impôts des ménages les plus aisés et des entreprises, la dérégulation de l’économie ou encore l’obsession de la diminution de la dette et du déficit de l’Etat fédéral – qui résulte de l’intransigeance des Tea Party – tiennent lieu de cap. La question environnementale est abordée selon une vision court-termiste : la préservation des emplois liés à l’exploitation des réserves fossiles (gaz de schiste, etc.) prend le pas sur l’investissement dans les énergies vertes ou renouvelables. En cause : le climato-scepticisme et le poids des lobbies de l’énergie – dont les célèbres frères Charles et David Koch qui ont promis de verser à cette campagne présidentielle pas moins de 900 millions de dollars. Cependant, un nombre important de grandes entreprises déplorent désormais des pertes financières occasionnées par les perturbations du climat et affichent le souci de préserver l’environnement. Une partie du big business se heurte donc de plus en plus aux convictions de l’establishment des Républicains sur ce sujet. Il en va de même de l’immigration, qui est un sujet clivant chez les candidats du Grand Old Party[2] eux-mêmes. En effet, la position de Donald Trump et de Ted Cruz, qui insistent sur les impératifs de sécurité et de préservation des emplois et des salaires des Américains, contraste avec celle de Jeb Bush, favorable à une refonte de la législation et fidèle aux valeurs humanistes de la Bible, et du libertarien Rand Paul qui défend la libre circulation des personnes. Marco Rubio se montre prudent dans ce débat hautement stratégique pour ne s’aliéner ni le vote hispanique, ni le soutien du monde des affaires qui souhaite une libéralisation de l’immigration de travail. Il affiche une position intermédiaire en plaidant pour la délivrance de visas aux immigrés clandestins hautement qualifiés, à condition que les entreprises choisissent en priorité des Américains et ne baissent pas les salaires.

Pour leur part, les Démocrates font valoir les arguments des grandes organisations internationales comme l’OCDE ou le FMI qui ont, ces derniers années, publié plusieurs rapports estimant que la réduction des inégalités socio-économiques était un impératif pour retrouver ou consolider la croissance mondiale. En outre, Bernie Sanders et plus encore Hillary Clinton innovent en ce qu’ils estiment impossible de cloisonner politique économique et sujets de société. En particulier, l’égalité salariale et la lutte contre les discriminations dans l’emploi dont sont victimes les femmes pénalisent la confiance et la production de richesses, selon Hillary Clinton, qui a déclaré lors d’un meeting que « parce que nous sommes dans une compétition mondiale, nous ne pouvons pas nous permettre de laisser des talents sur le bord de la route ».

Le multiculturalisme est un autre sujet dont se sont saisis les Démocrates. D’une part, la démographie constitue un véritable défi électoral pour tous les types de scrutins. A l’horizon 2050, les Blancs caucasiens ne seront plus majoritaires aux États-Unis ; la diversité ethnique gagne du terrain non seulement dans les grandes villes, mais dans l’ensemble du pays. La jeunesse, en particulier, se « colorise » fortement, en raison des vagues d’immigration successives et du métissage[3]. En 2014, déjà, près de 48 % des moins de 20 ans étaient issus de la diversité ethnique et « raciale » – surtout hispanique et asiatique. Ce pourcentage atteindra 52 % en 2025 et 55 % en 2035 : on ne pourra plus parler, alors, de minorités. Cette évolution démographique modifie mathématiquement, à moyen terme, la composition de l’électorat américain. L’électorat caucasien représentera encore deux tiers des votants en 2016, mais avec de fortes disparités territoriales, et il reculera inéluctablement dans les années à venir. De nouvelles stratégies devront donc être mises en place de la part des états-majors politiques et des candidats : redécoupage des circonscriptions, investitures de candidats non « blancs », évolution des programmes sur l’immigration, la discrimination positive, l’éducation, l’emploi, etc. Le problème se pose avec une acuité particulière chez les conservateurs. En 2012, 27 % des Hispaniques ont voté Mitt Romney ; ils étaient 31 % à choisir John McCain en 2008 et 40 % George W. Bush en 2004. En d’autres termes, le parti républicain doit reconquérir un électorat qui lui tourne de plus en plus le dos mais qui est sans cesse plus nombreux. Or les élites conservatrices s’accrochent encore au mythe d’une Amérique blanche et protestante.

La question ethnique et « raciale » se pose d’autant plus que les Etats-Unis ont, en 2014 et 2015, été le théâtre de violences policières, très médiatisées, contre des hommes et des femmes noirs. Hillary Clinton promet une politique volontariste : elle souhaite équiper les policiers de caméras mobiles, développer la coopération des élus et des administrations avec les communautés locales et lancer un débat national sur les incarcérations de masse. Lors d’un meeting en Caroline du Sud l’été dernier, elle a fait sien le slogan « Black lives matter ». Néanmoins, ses propositions en matière de lutte contre les discriminations, notamment économiques, demeurent vagues, ce qui n’a pas échappé à la jeunesse militante pour les droits des Afro-Américains, déjà fortement déçue par les deux présidences Obama. Les Républicains évitent quant à eux la problématique « raciale ». La plupart n’ont pas qualifié d’acte raciste l’attentat de Dylann Roof, le tueur de Charleston.

Du reste, l’affaire du drapeau confédéré[4], lors de l’été 2015, a contribué à mettre au jour le fait que l’Amérique vit aujourd’hui une crise identitaire forte. La société est plus que jamais multiculturelle, les exigences pour l’égalité des droits et de l’accès aux ressources sont nombreuses. L’attentat de San Bernardino, le 2 décembre dernier, n’a fait que raviver les peurs. Pour l’instant, en matière de combat contre le terroriste islamiste, les propositions des candidats à l’élection présidentielle se limitent au terrain de la sécurité intérieure – Donald Trump allant, dans une énième provocation, jusqu’à souhaiter que les individus musulmans ne puissent plus entrer sur le territoire américain. Personne, à ce stade, ne propose sérieusement de déployer davantage de moyens militaires dans la guerre contre Daech au Moyen Orient. Néanmoins, la voix de « faucons », du côté des penseurs et think tanks néoconservateurs ou démocrates, se fait de plus en plus entendre sur ce sujet, et rien ne dit que le ou la prochain(e) président(e) poursuivra la ligne d’Obama.

[1] Un troisième candidat, Martin O’Malley, est loin derrière dans les intentions de vote.

[2] Surnom donné au parti républicain.

[3] Voir M.-C. Naves, « Présidentielle américaine : le facteur ethnique », Politique Internationale, n° 149, hiver 2015, p. 185-197.

[4] Le drapeau de la confédération symbolise la résistance sudiste pendant la guerre de sécession. Les mouvements « suprémacistes » blancs en ont fait leur emblème. Dylann Roof avait posé à côté de ce drapeau sur plusieurs clichés. Aussi de nombreuses associations et personnalités demandent-elles aujourd’hui sa disparition des lieux publics.