INTERVIEW pour LesInrocks.fr sur les élections américaines, le 20 août 2016

johson-tt-width-604-height-403-crop-0-bgcolor-000000-nozoom_default-1-lazyload-0Et si les Américains ne votaient ni pour Clinton, ni pour Trump. Interview réalisée par Gaëlle Lebourg.

 Alors qu’Hillary Clinton et Donald Trump battent des records d’impopularité, deux candidats issus de petits partis se battent pour séduire les nombreux indécis. Recueillant à eux deux environ 15 % d’intentions de vote, l’écologiste Jill Stein et le libertarien Gary Johnson sont en passe de perturber la course à la Maison blanche.

“Tout est possible”. Tel semble être le crédo de la candidate écologiste Jill Stein et du candidat libertarien Gary Johnson, candidats à l’élection présidentielle américaine. Après la victoire imprévisible de Donald Trump aux primaires républicaines, ils croient eux aussi pouvoir changer la donne lors des élections de novembre prochain. Tous deux issus de petits partis, ils comptent sur l’impopularité record de Donald Trump et Hillary Clinton pour s’imposer. Plus détestés qu’aucun autre candidat désigné par les partis républicains et démocrates au cours des dix dernières élections présidentielles, Clinton et Trump seront certainement gênés par Jill Stein et Gary Johnson.

L’occasion semble parfaite pour ces deux outsiders. Face à une montée impressionnante du sentiment anti-establishment, ils pourraient récupérer les voix des indécis. Bien que Trump soit perçu comme dangereux, les anti-Trump ne se tourneront pas forcément vers Hillary Clinton. Selon un sondage CBS News-New York Times paru à la mi-juillet, 67 % des électeurs estiment qu’elle n’est pas digne de confiance, tandis que Trump et Clinton recueillent le même score d’opinions défavorables (54 %). Un situation “injuste” selon un éditorial du Monde, mais qui offre aux candidats des petits partis une opportunité exceptionnelle de s’affirmer sur la scène politique nationale. Reste à savoir s’ils ont des chances de gagner, ou du moins d’influencer le résultat des élections.

Pour Clinton, difficile de récupérer le vote anti-Trump

Si Gary Johnson et Jill Stein recueillent beaucoup d’intentions de vote (jusqu’à 10 % pour le candidat libertarien, et de 3 à 6 % pour la candidate des Verts), ils capitalisent sur l’insatisfaction des Américains vis-à-vis d’Hillary Clinton. Détestée par certains, la candidate démocrate ne s’affirme pas comme une alternative évidente à Trump. Elle représente avant tout l’élite américaine, que dénoncent tant Donald Trump, Jill Stein et Bernie Sanders – le candidat défait à la primaire démocrate.

Néo-libérale et interventionniste, Hillary Clinton est selon beaucoup au service de Wall Street. Prononcer chez Goldman Sachs trois discours rémunérés 675 000 $ ne l’a pas aidée à se défaire de cette réputation, tandis que, parmi ses cinq principaux donateurs individuels, trois sont des banques de Wall Street. A la tête de la diplomatie américaine (2009-2013), elle avait été épinglée par le FBI pour “négligence”, après avoir utilisé un serveur privé pour ses emails. Présente dans les cercles du pouvoir depuis plus de vingt ans, Hillary Clinton est freinée par son passé encombrant. Et reste affaiblie face à la volonté de renouveau de beaucoup d’Américains, désireux de mettre fin à la “dynastie Clinton”. Un terreau fertile pour les candidats des petits partis, comme l’écologiste Jill Stein, en pleine tentative de séduction des pro-Sanders.

Les supporters de Sanders courtisés de toutes parts

Selon les sondages récents, environ un tiers des partisans de Sanders ne comptent pas voter pour Clinton – bien que Sanders ait appelé à se rallier à elle. Face à ces incertitudes, Clinton n’a pas hésité pas à s’éloigner de ses positions centristes pour reprendre quelques uns des thèmes de campagne du sénateur du Vermont, comme l’introduction d’une taxe carbone, ou la lutte contre la dette étudiante. Derrière ces efforts se cache la volonté de conquérir le vote des jeunes, très nombreux à avoir voté pour Sanders lors de la primaire démocrate. Un défi de taille, “le vote des jeunes étant le plus instable“, note Nicole Bacharan, politologue spécialiste des Etats-Unis.

Certains jeunes supporters de Sanders préfèrent plutôt se tourner vers Jill Stein, bien plus proche de leurs convictions. Physicienne diplômée d’Harvard, elle incarne une alternative socialiste et pacifiste, dans la droite ligne de Sanders. Défendant une suppression de la dette étudiante et une réforme du financement des campagnes, elle cherche à impulser la révolution politique que désirait tant le sénateur du Vermont.

Gary Johnson, un candidat gênant pour Trump

Créditée de 3 à 6 % des intentions de vote, Jill Stein ne recueille toutefois pas autant de soutien que Gary Johnson, le candidat libertarien. En parvenant à récolter jusqu’à 10 % d’intentions de vote, il réalise un “accomplissement”, assure le New York Times. Et pourrait empiéter tant sur le vote démocrate que sur le vote républicain.

Ancien gouverneur du Nouveau-Mexique (1999-2003), il défend un programme isolationniste, “fiscalement conservateur et socialement libéral”. Comme “il peut prendre des électeurs à la fois aux démocrates et aux républicains, il ne favorise ou n’handicape aucun des deux grands partis”, assure Nicole Bacharan. Mais pour Marie-Cécile Naves, politologue et auteure du livre Trump, l’onde de choc populiste (FYP Editions, août 2016), Gary Johnson est une menace pour Trump.

“Donald Trump fait face à un camp républicain éclaté. Les républicains tenants d’un libéralisme total sont en désaccord avec le programme de Trump, anti-libéral sur le plan du commerce extérieur. Ils pourraient donc se tourner vers le libertarien Johnson. Quant aux nouvelles nouvelles générations de républicains, elles peuvent être happées par le programme très progressiste de Johnson sur le plan des moeurs. Ouvert aux homosexuels, il lutte aussi pour la légalisation de la marijuana.”

Alors que Trump n’arrive toujours pas à séduire certaines fractions de la droite religieuse, traditionnellement républicaine, Gary Johnson pourrait remporter leur adhésion. Dans l’état de l’Utah, la terre des mormons, le candidat libertarien est en passe de réaliser l’un de ses meilleurs scores, d’après les sondages.

Johnson ne sera pas le seul petit candidat à gêner Trump. Evan McMullin, candidat républicain indépendant et mormon, vient de déclarer sa candidature à la présidentielle début août. S’il ne pourra pas se présenter dans nombre d’états (les inscriptions pour participer au scrutin présidentiel y sont déjà closes), il sera aussi présent dans l’Utah. De quoi mettre en danger Trump, qui y avait perdu la primaire en mars dernier.

Les votes pour des petits partis, loin d’être anodins

Comme aux élections présidentielles de 2000, chaque vote pour un petit parti peut compter, si deux candidats sont au coude-à-coude. En 2000, malgré un timide score de 2,7 % au niveau national, le candidat des Verts Ralph Nader “avait coûté son élection à Al Gore”, note Nicole Bacharan. Alors que le démocrate Al Gore avait 500 000 voix d’avance au niveau national, l’élection s’était jouée en Floride, où le républicain Bush l’avait emporté avec 537 voix d’avance. Dans cet Etat, Ralph Nader avait recueilli 90 000 voix, séduisant sûrement des démocrates qui auraient sinon voté pour Al Gore.

Plus tôt, en 1992, la candidature indépendante de Ross Perot, plus proche des républicains, avait aussi départagé George Bush père et Bill Clinton. Perot, milliardaire n’ayant jamais eu de responsabilité politique, avait permis à Clinton de l’emporter. Et avait recueilli près de 19 % des suffrages populaires. Le spectre d’un scénario similaire hante les élections américaines actuelles.

Elections américaines : l’argent, ou la désillusion

Pour autant, il est très probable que Jill Stein et Gary Johnson n’aient pas le même succès que Ross Perot. Ils leur manquent un atout crucial dans la politique américaine, l’argent. Alors que Ross Perot avait financé lui-même sa campagne à hauteur de 68 millions de dollars, les campagnes de Stein et Johnson reposent uniquement sur des levées de fonds. Depuis le début de la course à la présidentielle, il n’ont récolté que quelques millions de dollars – loin des 386 dollars rassemblés par Hillary Clinton. Faute d’une couverture médiatique assez importante, Stein et Johnson ne sont toujours pas connus par tous les Américains.

S’ils ne combattent pas à armes égales avec Trump et Clinton, participer aux débats présidentiels à leurs côtés s’annonce difficile. Il faudrait qu’ils remportent 15 % d’intentions de vote dans des sondages nationaux. Un seuil presque infranchissable, même pour le prometteur Johnson. Depuis Ross Perot en 1992, aucun candidat issu d’un petit parti a pu participer aux débats présidentiels.

Face à un bipartisme américain quasiment verrouillé, beaucoup restent pessimistes quant aux chances des petits partis, à l’image de la politologue Nicole Bacharan. Selon elle, Trump est tellement clivant qu’en novembre, les Américains finiront par voter pour ou contre lui, sans oser accorder leur vote à un petit parti. “Trump fait peur à beaucoup. Quand on a peur, on opte pour un vote raisonnable”, affirme-t-elle.

Bernie Sanders, candidat défait aux primaires démocrates, a d’ailleurs décidé d’encourager un vote raisonnable. Pourtant anti-establishment et défenseur d’une révolution politique, il avait annoncé en juillet qu’il ne s’engagerait pas dans une candidature indépendante s’il perdait contre Hillary Clinton. “Je ne veut pas être responsable de l’élection [de Trump] comme Président des Etats-Unis”, avait-il soutenu. Ben Jealous, un homme politique américain s’étant rallié à Sanders, est du même avis :

“Nous avons besoin de petits partis. […] Mais les Américains ont le choix entre une néolibérale [Clinton], un néofasciste [Trump], et le Green party. Soyons honnêtes, voter pour le Green party aide le néo-fasciste.”

Les petits partis, précurseurs de la politique

Comme le note Jealous, les candidats indépendants causent souvent la défaite du parti dont ils sont le plus proches idéologiquement, en y prélèvant une partie de leur électorat. Un effet pervers qui a permis en 1992 la victoire de Clinton, et en 2000 celle de Bush.

Loin de faire l’unanimité, les petits candidats ne peuvent avoir un destin présidentiel. Mais leurs partis peuvent constituer de véritables laboratoires politiques. En 1955, l’historien américain Richard Hofstadter notait avec justesse :

“La fonction des petits partis n’est pas de gagner une élection ou de gouverner, mais plutôt d’éduquer et de générer de nouvelles idées. Quand le programme d’un petit parti devient assez populaire, il est approprié par l’un ou les deux grands partis, et le petit parti disparaît. Les petits partis sont comme des abeilles : une fois qu’ils ont piqués, ils meurent.”

(Crédit photo : George Frey/Getty Images/AFP )