Le soft power des anti-Trump

Article publié dans "Libération", le 25/01/17

De Washington à Los Angeles, de Melbourne à Paris, des centaines de milliers de gens ont manifesté pour dire leur opposition à Donald Trump. Lui qui continue à tenir des discours clivants risque de devoir s’habituer. Hard power contre soft power.

Les Women’s march du dimanche 21 janvier ont permis, grâce aux réseaux sociaux notamment, de rassembler des femmes et des hommes de toutes générations – dont des militantes féministes des années 1960 – soucieux de défendre des droits que non seulement Trump mais aussi son équipe et son gouvernement, avec le Congrès, menacent ouvertement de remettre en cause. Car il ne s’agit pas simplement de s’indigner contre les propos, hallucinants, que le candidat Trump avait tenus sur l’apparence et la faiblesse physique des femmes – journalistes, mannequins, Hillary Clinton, etc. – ou lorsqu’il s’était vanté d’avoir profité de sa notoriété pour agresser sexuellement des femmes.

L’enjeu est également de s’opposer au backlash sur l’avortement, la contraception, l’éducation à la sexualité et la lutte contre les discriminations, que les ultra-conservateurs, désormais aux manettes de l’Amérique, ont prévu d’accélérer. La signature, le 23 janvier, par le Président Trump, d’un décret interdisant les subventions publiques en faveur des associations internationales dispensant de l’information sur l’avortement est un premier signal négatif.

Les fanatiques anti-avortement

Ainsi, le vice-Président Mike Pence est un opposant radical à l’avortement, même en cas d’inceste, de viol ou de malformation du fœtus. Le parti républicain a lui-même adopté, en juillet 2016, un programme pour les quatre ans à venir qui reprend ces idées. Il est par ailleurs contre toute législation en faveur de l’égalité salariale entre les femmes et les hommes. Lors du deuxième débat télévisé avec Clinton, la première phrase de Trump a été de dire qu’il nommerait un 9e juge à la Cour suprême qui limiterait drastiquement l’accès à l’interruption volontaire de grossesse.

Or, dans plus de la moitié des Etats fédérés, dont l’Indiana où Pence était sénateur, élus conservateurs et militants «pro life» n’ont qu’un but : revenir sur l’arrêt de la Cour suprême de 1973, «Roe versus Wade», qui garantit aux femmes cette liberté de disposer de leur corps. Pour ce faire, ils ont tenté, ces dernières années, par exemple, de contraindre les femmes souhaitant avorter à écouter les battements de cœur du fœtus, afin de les culpabiliser. Médecins et cliniques sont aussi visés : les premiers, lorsqu’ils ne sont pas menacés de mort, se voient obligés à être affiliés à un hôpital proche pour pratiquer des avortements et les secondes doivent se soumettre à des normes d’équipement si drastiques qu’elles mettent la clé sous la porte. Dans certains Etats du Sud, les femmes parcourent des centaines de kilomètres pour pouvoir avorter. Si la justice locale invalide souvent ces lois ou ces mesures, leurs partisans gagnent du temps, médiatisent leur action et font pression sur les décideurs.

Les anti-avortement parlent en outre de «réveiller la nation». Car leur obsession est aussi celle d’un enjeu culturel, identitaire : la perspective, pour les défenseurs de l’Amérique blanche – aujourd’hui au pouvoir – de devenir minoritaires d’ici 30 ans n’est pas tolérable. C’est un fantasme absolu : l’interdiction de l’avortement conduirait à une augmentation de la fécondité des femmes blanches… alors qu’elle ne ferait en réalité qu’augmenter le nombre d’avortements clandestins.

Le défi de l’unité

Ce dimanche 21 février, les Women’s march ont rassemblé au-delà de la seule question des droits de femmes. Des militants de toutes origines et de toutes conditions sociales, ont défilé. Plusieurs célébrités du show-business comme Madonna, Scarlett Johansson, Alicia Keys ou Michael Moore se sont exprimées, alimentant chez les pro-Trump l’argument, trompeur, de la «boboïsation» de l’opposition au nouveau Président.

Donald Trump a du reste choisi de traiter ces manifestations par le mépris. Il ferait cependant bien de les prendre au sérieux, surtout si, par exemple dans le cas des courants féministes, ils parviennent à surmonter leurs points de divergence. Car c’est de la société civile que viendra l’une des critiques la plus déterminée de sa politique. D’une part, les répertoires d’action des militants sont inventifs et efficaces. Le rôle des réseaux sociaux est immense – Trump ne peut l’ignorer -, tant ils permettent un relais planétaire de la contestation. Black Lives Matter en est la preuve la plus récente. De plus, depuis 10 ans, ce sont les militants homosexuels qui ont œuvré, Etat fédéré par Etat fédéré, pour la reconnaissance par la loi du mariage entre personnes de même sexe, dont la constitutionnalité est aujourd’hui garantie. Les opposants au libre port d’armes commencent à avoir la même influence au niveau local. Côté conservateurs, le Tea Party est encore dans les mémoires pour les modes d’action qu’il a employés et la puissance de blocage institutionnel qu’il a construite entre 2009 et 2013.

Un véritable soft power

D’autre part, la défense des droits des femmes, des minorités et de la protection de la planète trouve un relais important dans une partie des grandes entreprises américaines. Beaucoup ont compris en effet combien la préservation de la biodiversité et la lutte contre les discriminations étaient non seulement des atouts économiques – c’est aussi ce que disent le FMI, l’ONU et l’OCDE –, mais une question d’exemplarité, de citoyenneté – et aussi d’image, bien entendu, mais cela compte. Ce lobbying citoyen est, on l’a vu, également porté par une partie du monde de la culture, du divertissement et du luxe. Le secteur sportif sera aussi un entrepreneur de mobilisation. Ces dernières années, les ligues professionnelles de football et de basket-ball ont, avec des entreprises multinationales, fait plier plusieurs Etats fédérés qui avaient voté des lois discriminatoires contre les homosexuels. Le soft power trouve ici l’un de ses leviers les plus puissants.

Les enjeux sociétaux ne sont pas moins importants que les enjeux économiques. Ils sont même interdépendants. Les décideurs politiques doivent prendre acte de la complexité et de l’innovation du réel. L’anti-modernité de Trump risque de le fragiliser considérablement.