INTERVIEW. « Comment combattre les discriminations au travail ? », pour « Alternatives économiques »

Interview réalisée par Thomas Lestavel pour « Alternatives économiques », et publiée en ligne le 24/05/17.

Comment combattre les discriminations au travail ? 

C’est une lettre qui fera sans doute date dans la lutte contre les discriminations : le 23 mai, la CGT a adressé par huissier un courrier à la direction de Safran Aircraft Engine pour porter à son attention le cas de 34 salariés. Selon elle, ceux-ci subissent un « dommage dans leur évolution professionnelle c’est-à-dire promotionnelle et salariale », en raison de leur engagement syndical. L’entreprise a six mois pour agir, avant que la justice ne s’en mêle.Jusqu’alors, lorsqu’un salarié s’estimait victime d’une discrimination, il lui revenait d’aller en justice par ses propres moyens. Mais, depuis le 11 mai, la possibilité d’intenter une action de groupe, introduite par la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle votée fin 2016, est entrée en application. La CGT a d’ores et déjà annoncé que d’autres procédures suivraient, concernant d’autres formes de discriminations. A voir si cet outil, le dernier en date d’un arsenal juridique assez étoffé, sera plus efficace que les autres pour faire changer les pratiques et les mentalités.

Stéréotypes persistants

« Au cours d’un entretien, la DRH m’a demandé si mes parents parlaient français et d’où venait mon prénom. Elle a aussi posé plusieurs questions sur ma ville, mon quartier et a fini par dire que son cabinet “est très Vieille France, vous comprenez ?” » Ce récit tiré d’un recueil de témoignages publié l’an dernier par le Défenseur des droits 1 illustre une réalité tenace dans le monde du travail. Les stéréotypes ont la vie dure et les discriminations2 portent sur de multiples facettes : origine, religion, sexe, apparence physique, état de santé, lieu de résidence, orientation sexuelle, activités syndicales… Le Défenseur des droits s’inquiète par exemple du « parcours d’obstacles » que doivent réaliser les individus dont le nom porte une consonance arabe. Pour s’en sortir, « ils acceptent des emplois moins qualifiés et moins payés. Ou, pour les plus diplômés, choisissent de partir à l’étranger », décrit le rapport.
Selon le dernier baromètre annuel de l’institution publique, un actif sur trois déclare avoir été victime de discrimination au cours des cinq dernières années. L’emploi constitue le premier vecteur de discrimination dans la société, loin devant l’école, les relations avec l’administration ou les contrôles de police. L’âge et le sexe ressortent comme les deux principaux critères de discrimination au travail, suivis de l’origine et de la couleur de peau. Les femmes, en particulier, souffrent de taux d’activité3 inférieurs de 10 points à ceux des hommes et d’un écart de salaire inexpliqué de 12 %.

Talents gâchés

Le Défenseur des droits n’est pas le seul à alerter sur ces inégalités de traitement. Etude du CNRS basée sur des annonces de location de logements, enquête « Trajectoires et Origines » de l’Insee et l’Ined, rapport du think tank libéral l’Institut Montaigne sur les discriminations religieuses… La littérature sur le sujet est abondante. « Même l’OCDE et le FMI soulignent que les inégalités, qui résultent largement de discriminations, grèvent la croissance, or on ne peut pas dire que le FMI soit a priori soucieux d’égalité sociale », glisse Marie-Cécile Naves, chercheuse associée à l’Iris et coauteure du livre Talents gâchés (2015).

Sur le front de l’égalité hommes-femmes et des discriminations contre les handicapés, la loi fait bouger les choses, même s’il reste fort à faire. Toute entreprise d’au moins 20 salariés doit employer des travailleurs handicapés à hauteur de 6 % des effectifs, faute de quoi elle doit s’acquitter d’une contribution à l’Agefiph (fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées). Concernant les inégalités de salaires entre hommes et femmes, un décret publié fin 2012 prévoit des pénalités allant jusqu’à 1 % de la masse salariale. Le gouvernement a annoncé en octobre 2016 que 97 entreprises avaient été sanctionnées financièrement. L’Islande va encore plus loin. En mars, Reykjavik a annoncé une nouvelle loi obligeant les entreprises de plus de 25 salariés à appliquer la stricte égalité salariale entre hommes et femmes, à travail égal. Une première mondiale.

Cependant la loi peine à combattre d’autres formes de discrimination comme l’origine ou l’orientation sexuelle, par ailleurs plus difficiles à prouver. « Les discriminations volontaires sont plutôt rares. Les décisions biaisées expriment avant tout le poids des habitudes. Et les publics discriminés participent malgré eux du mouvement, car ils intériorisent un sentiment d’infériorité sociale », décrypte Marie-Cécile Naves.

Name and shame

Fort de ce constat, le ministère du Travail a mené en 2016 une campagne de « testing » consistant à envoyer deux CV identiques en réponse à 1 500 offres d’emplois de 40 grands recruteurs. Seule la consonance du nom et du prénom différait entre les deux CV. Bilan : les candidats d’origine maghrébine souffraient d’un taux de réponse inférieur de 11 points aux autres. Suite à cette opération, Myriam El Khomri, alors ministre du Travail, a publiquement fustigé Courtepaille et AccorHotels pour leur action insatisfaisante en matière de lutte contre les discriminations. Courtepaille a, depuis, renforcé son arsenal de contrôle interne. « Dans une société de l’information comme la nôtre, ce type d’annonce peut faire le “buzz” et nuire à l’image de l’entreprise. Le “name and shame” a déjà fait ses preuves aux Etats-Unis », souligne Marie-Cécile Naves. Le nouveau chef de l’Etat, qui entend faire de la lutte contre les discriminations une cause nationale, veut lui aussi multiplier les opérations de contrôle aléatoires et les testing dans les 22 motifs de discrimination prévus par la loi.

L’enjeu est de taille, car la discrimination nuit non seulement à l’égalité des chances mais aussi à la performance économique, estiment certains experts. « Plus on monte dans la hiérarchie d’une entreprise, moins les personnels sont issus d’origines diverses et moins il y a de femmes. On se prive donc de compétences. C’est un coût en termes économiques mais aussi en termes de cohésion sociale, de valeurs. On ne peut réduire cet enjeu à un calcul de rentabilité »,estime Marie-Cécile Naves. Les stéréotypes de genre viennent par ailleurs aggraver les pénuries de main-d’œuvre dans certains métiers considérés comme masculins (ingénieur, chef de chantier) ou féminins (infirmière, auxiliaire de vie). Seuls 17 % des métiers, représentant 16 % des emplois, peuvent être considérés comme mixtes4.

150 milliards d’euros

Au final, les inégalités d’accès à l’emploi et aux postes qualifiés coûteraient à notre pays près de 7 points de PIB, soit environ 150 milliards d’euros, si on en croit les calculs de France Stratégie. Voici comment l’organisme public, qui dépend de Matignon, explique son calcul : si on faisait converger le taux d’emploi5 et le taux d’accès aux emplois qualifiés des populations discriminées vers ceux des autres populations, cela se traduirait par la création de 608 000 postes, à 93 % féminins. Ces salaires supplémentaires viendraient stimuler la consommation et le PIB6. D’autre part, « les discriminations amènent des individus peu talentueux aux postes qualifiés, et des individus talentueux à des postes peu qualifiés. Nous avons cherché à mesurer la perte induite pour l’économie. On peut s’attendre à ce que cet effet soit de l’ordre de 3 % du PIB environ », complète Clément Dherbécourt, chef de projet chez France Stratégie.

D’autres experts, telle l’économiste Hélène Périvier, jugent cette approche économique dangereuse. « Mobiliser l’argument économique ouvre la voie à la justification des discriminations si l’on démontrait pour certaines d’entre elles qu’il coûte plus cher de les combattre que de les accepter », avance-t-elle.

Que ce soit pour des raisons économiques, éthiques, par souci d’image ou par simple crainte des sanctions, des entreprises se mobilisent pour améliorer la diversité au niveau des embauches et l’équité des salaires et des promotions. C’est le cas par exemple des grands groupes adhérant à l’Association française des managers de la diversité (AMD). Ces initiatives doivent néanmoins être considérées avec prudence, car certaines sociétés se contentent de publier des chartes sans mener d’actions concrètes ni de véritables contrôles. Des études américaines démontrent qu’un environnement de travail plus équitable améliore l’ambiance et le bien-être au bureau. L’entreprise de demain sera-t-elle plus inclusive ? C’est ce qu’espère Marie-Cécile Naves : « Il y a un effet d’entraînement pour tous les salariés, même pour ceux qui sont “du bon côté de la barrière” (les hommes blancs diplômés des plus grandes universités) et qui auraient donc, théoriquement, quelque chose à y perdre. »

  • 1.Institution publique qui peut être saisie gratuitement par tout individu estimant que ses droits ne sont pas respectés. Créée en 2011, elle est la réunion de quatre institutions : le Médiateur de la République, le Défenseur des enfants, la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) et la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS).
  • 2.Distinction opérée de manière intentionnelle ou non entre des personnes sur la base de critères non objectifs, et susceptible d’entraîner un désavantage particulier. La loi française interdit 22 motifs de discrimination.
  • 3.Proportion d’actifs (occupés et chômeurs) dans une population donnée.
  • 4.Métier mixte : métier comportant au moins 40 % d’hommes et 40 % de femmes.
  • 5.Part d’une population donnée ayant un emploi.
  • 6.A court terme, l’afflux de main-d’œuvre induit aurait certes pour effet d’augmenter le chômage. Mais à long terme, l’augmentation de la population en emploi est censée accroître la richesse par tête, donc le PIB.