Comment le cas George Soros met l’UE au pied du mur

La Fondation Open Society (OSF), créée par George Soros, vient de l’annoncer : suite au projet de loi du gouvernement de Viktor Orban contre les ONG qui viennent en aide aux migrants, elle quitte la Hongrie où elle était implantée depuis plus de trente ans pour Berlin. Un tournant pour cette organisation, un test pour l’Europe.

Née de la volonté d’un milliardaire américain d’origine hongroise, George Soros, et installée notamment en Hongrie depuis 1984, afin de promouvoir les valeurs démocratiques et libérales – initialement pour limiter l’influence du communisme –, OSF regrette  « la politique de répression croissante » à son encontre dans le pays. Un projet de loi prévoit en effet que toute organisation travaillant avec des migrants devra être contrôlée par le ministère de l’Intérieur hongrois et que toute organisation bénéficiant de financements étrangers sera taxée à 25 %. Ces mesures sont dirigées contre la fondation Soros en raison de son soutien aux ONG de défense des droits de l’Homme et des réfugiés, qui figure parmi ses activités.

Plus globalement, le cosmopolitisme et l’ouverture sur le monde sont pointés du doigt par le pouvoir hongrois. Soros est décrit comme un ennemi de la « nation hongroise ». Avec lui, estime en effet Orban – qui, lorsqu’il était étudiant à Oxford et engagé contre le communisme, avait bénéficié d’une bourse d’une des fondations Soros –, on « apprend que l’immigration illégale ou les ‘gender studies’, c’est bien. » Le premier ministre fait ici référence aux financements qu’OSF accorde à certaines universités à Budapest.

Le retour en arrière sur les droits des femmes, en Hongrie, procède lui aussi d’un projet politique traditionnaliste et nationaliste, parfaitement fantasmé : perpétuer la population blanche en supprimant l’immigration. On observe la même chose en Pologne ou aux États-Unis, par exemple.

Depuis 2016, Fidesz, le parti de Viktor Orban au pouvoir, harcèle et diffame l’OSF et George Soros. Complotisme et antisémitisme en sont les ressorts. Pendant la dernière campagne électorale, des milliers d’affiches présentaient Soros avec une mine grimaçante et ce commentaire : « 99 % des Hongrois sont contre les immigrants. Ne laissons pas Soros rire le dernier. » Une autre, via un montage, montrait le milliardaire manipulant une marionnette. L’image du juif manipulateur, qui « tire les ficelles » dans l’ombre est un vieux cliché antisémite des années 1930-40. Soros, qui a fui la Hongrie occupée par les nazis quand il était enfant, s’est dit très choqué par cette iconographie.

LES FONDATIONS ÉTASUNIENNES EN EUROPE : UNE RELATION SÉCULAIRE

Dès le début du XXe siècle, de grandes fondations étasuniennes ont élaboré une stratégie d’expansion en Europe. Afin d’asseoir leur suprématie géopolitique sur le vieux continent, les États-Unis ont fondé ce soft power sur l’éducation et la culture. Créées par des chefs d’entreprise, ces fondations visaient à la diffusion des principes « universalistes » de libéralisme, politique et économique, et des idéaux de démocratie.

Dans la tradition de l’ « expert », issue du XIXe siècle, qui est depuis à l’œuvre dans les nombreux think tanks à tous les niveaux de l’échiquier politique aux États-Unis, le soutien à la science et aux chercheurs devait renforcer l’influence géopolitique et économique américaine. Parfois, l’adaptation aux contextes nationaux, en Europe, a été difficile. Des centres de recherche ont vu le jour, des bourses d’études ont été décernées, des milliers de livres ont été achetés et des colloques ont été organisés à la pelle. Pour autant, rien ne s’est fait ex nihilo ; les fondations se sont appuyées sur des structures et des réseaux existants, mais en ont souvent modifié les modes de gouvernance.

C’est un véritable test de la capacité de l’Europe à défendre les valeurs humanistes et de paix qui sont au fondement de sa construction.

Ainsi, dans l’entre-deux guerres, la fondation Rockefeller a financé l’école d’infirmières (au féminin à l’époque) et la faculté de médecine de Lyon et a veillé à la bonne santé des ouvriers et des militaires à côté de la grande bourgeoisie locale, ainsi que les sciences économiques à la London School of Economics. Le savoir est un prétexte à une forme de contrôle social, et la recherche empirique, un auxiliaire du politique et du business, notamment au moment de la crise de 1929.

Après la Seconde Guerre mondiale, les fondations Ford, Soros et Rockefeller ont été très actives pour refonder la pensée, la société et les institutions démocratiques en Europe et lutter contre l’influence marxiste. Loin d’avoir « américanisé » l’Europe comme on le dit parfois, ces fondations ont, pendant des décennies, nourrit des intérêts réciproques bien compris, comme le montre par exemple l’historien Ludovic Tournes dans le livre qu’il a dirigé, L’argent de l’influence (Autrement, 2010).

L’EUROPE DÉMUNIE MAIS SURTOUT AFFAIBLIE

La décision de la fondation OSF de quitter Budapest marque incontestablement un tournant, alors que l’Europe est aujourd’hui, de nouveau, gagnée par la montée des nationalismes. La Commission européenne a fait savoir qu’elle considérait ce départ comme un symbole du recul des libertés et de la démocratie en Hongrie. Mais que peut-elle faire concrètement ?

Alors que la Hongrie a signé, comme les 27 autres pays-membres, plusieurs traités garantissant le respect de l’État de droit, l’indépendance de la justice et la protection des minorités, l’UE manque d’outils juridiques pour répliquer. Pour autant, elle envisage aujourd’hui des sanctions inédites contre la Pologne où les médias sont muselés et le système judiciaire n’est plus indépendant. La Commission européenne a laissé entendre qu’elle pourrait lancer une procédure privant la Pologne de son droit de vote… ce qui n’arrivera pas car il faut l’unanimité des États-membres et que la Pologne sera soutenue, au moins, par la Hongrie.

Une autre possibilité serait la suppression de certains fonds européens destinés à la construction d’infrastructures, par exemple. L’UE, qui est par ailleurs explicitement attaquée par Orban pour son « soutien aux migrants » (sic), se penchera-t-elle sur le cas hongrois ? Envisagera-t-elle de revoir ses textes pour mettre en place des procédures de rétorsion contre les gouvernements qui multiplient les politiques anti-démocrates ? C’est un véritable test de la capacité de l’Europe à défendre les valeurs humanistes et de paix qui sont au fondement de sa construction.

Le problème est qu’ailleurs, en Italie, en Autriche et même en France, Orban jouit d’une certaine admiration. La récente couverture du magazine Valeurs actuelles en est une illustration : une photo de Soros s’accompagne du titre : « Le milliardaire qui complote contre la France. Révélations sur Georges Soros, le financier mondial de l’immigration et de l’islamisme. » Et dans le magazine, on peut lire que son but est de déstabiliser l’Occident, déjà affaibli par un afflux d’immigrants. Une littérature qui rappelle une autre époque, mais qui se vend très bien. Dans tous les pays européens.

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