« La place des femmes dans le football, un enjeu démocratique et social »

Interview pour "Le Monde", le 30/06/18

Alors que la grande majorité de ses licenciés et supporters sont des hommes, le football commence à peine à se féminiser, depuis une petite dizaine d’années. Explications de la sociologue Marie-Cécile Naves, qui interviendra le 6 octobre au Monde Festival. Propos recueillis par Léa Iribarnegaray.

L'équipe de France féminine de football.
L’équipe de France féminine de football. FRANCK FIFE / AFP

Une infime minorité des licenciés en football sont des femmes : 160 000 joueuses seulement, sur un total de 2,2 millions de personnes, selon la Fédération française. Que ce soit en ce qui concerne les salaires, les primes de match attribuées aux joueurs professionnels ou les subventions au niveau local, on constate le même grand écart entre masculin et féminin. Pourtant, depuis une dizaine d’années, on assiste à un frémissement.

Pour Marie-Cécile Naves, directrice des études au think tank Sport et citoyenneté et coauteure du livre Le Pouvoir du sport (FYP éditions), le football connaît une « phase de transition » vers plus de mixité et d’égalité femmes-hommes.

La sociologue sera présente, samedi 6 octobre 2018, lors du débat « L’amour foot » au Monde Festival.

Le Monde : Alors que la Coupe du monde de football bat son plein en Russie, comment évolue la place des femmes dans le milieu du foot ?

Marie-Cécile Naves : On progresse, c’est indéniable. Nous sommes face à une réelle prise de conscience des inégalités et discriminations faites aux femmes, et aussi de leurs conséquences sociales. Depuis une petite dizaine d’années, la Fédération française de football est entrée dans une démarche volontariste de féminisation des pratiques, qui commence doucement à porter ses fruits : même si les résultats ne semblent pas encore flagrants, la dynamique est lancée, et le nombre de licenciées ne cesse d’augmenter.

La victoire de l’équipe de France en 1998 et l’engouement des femmes suscité par cet événement ont-ils joué un rôle ?

L’année 1998, pour moi, est clairement une occasion manquée. Malgré l’engouement des femmes pour la compétition, les structures n’ont pas suivi, les médias non plus. On a mis davantage l’accent sur les « quartiers » et surtout les garçons, mais pas vraiment sur les filles qui pouvaient représenter de nouvelles recrues. C’est en 2011 qu’on a observé un basculement avec la Coupe du monde de football féminin, organisée en Allemagne. Direct 8, chaîne de la TNT, a diffusé l’ensemble des matchs et connu un véritable succès d’audience.

En 2019, la Coupe du monde de football féminin se déroulera en France…

Oui ! Cette fois-ci, elle sera retransmise sur Canal + et TF1 : on ne l’aurait jamais imaginé il y a dix ans ! Et il ne s’agit pas de philanthropie, il existe une vraie demande de la part du public, des annonceurs, etc. La Fédération française de football mise sur un effet accélérateur de cet événement pour diversifier ses licenciés. Elle veut débloquer la pratique du football chez les femmes, inciter les clubs à accepter davantage de filles et aussi augmenter la visibilité des championnes.

Malgré tout, les inégalités femmes-hommes dans le foot restent frappantes. Comment expliquer ce phénomène ?

Le foot n’est pas seul en cause. Le sport en général fait partie des activités de loisir où les stéréotypes de genre sont les plus présents. Historiquement les femmes ont longtemps été exclues de ce bastion très masculin, lieu de construction sociale de la virilité. Intégré à l’art aristocratique de la guerre, puis à l’éducation bourgeoise, le sport a eu ensuite pour but de canaliser l’énergie des ouvriers.

Aujourd’hui encore, on conditionne les enfants à une vision figée de la biologie et de leurs prétendus « goûts innés » : les garçons aimeraient la compétition et les sports de contact alors que les filles préféreraient les sports esthétiques de distanciation physique, comme la danse, par exemple. Dans leur maîtrise de l’apparence, les femmes seraient moins musclées, elles se fatigueraient plus vite… alors que c’est faux ! Tout dépend de la préparation physique. Sur ce sujet, j’ajoute qu’il y a parfois un « soupçon » d’homosexualité. Comme pour Billy Elliot, si un enfant s’écarte des sports, hétéronormés, qui correspondent à son sexe, l’entourage va se poser des questions.

Tout commencerait donc à l’école ?

Même si elle n’est pas la seule responsable, l’école reste un lieu de sociabilisation important. De nombreux travaux montrent que la cour de récréation présente une répartition inégale de l’espace : on trace un terrain de foot en plein milieu et les filles sont cantonnées aux marges.

Mais attention, l’école ne peut pas tout faire, il faut jouer sur l’ensemble des sphères d’influence. Les médias ont un rôle à jouer. Les filles ont trop peu d’icônes auxquelles s’identifier. Depuis la médaille d’argent de la boxeuse Sarah Ourahmoune aux Jeux olympiques de Rio, on assiste à une montée en flèche des inscriptions des filles dans les clubs de boxe. Les médias peuvent ainsi donner envie aux filles de pratiquer certains sports.

Au-delà de l’idée d’exemplarité, les institutions sportives sont-elles motivées par des intérêts économiques lorsqu’elles cherchent plus de mixité ?

Evidemment ! L’enjeu premier est de gagner des licenciés et d’aller chercher d’autres publics. Le sport féminin, et le foot notamment, représente de nouvelles niches en expansion au sein d’un marché saturé. Par ailleurs, les marques ont besoin de messages, de « storytelling ». Elles tentent de raconter une histoire autour de la lutte contre les discriminations, parce que c’est bon pour leur image. Ce créneau marketing leur permet de se démarquer. Les équipementiers s’intéressent désormais aux enfants et aux femmes, avec la montée en puissance du running, du yoga ou du foot auprès de ces nouveaux publics. Si la rentabilité peut être un levier pour l’égalité, il n’y a pas de raison de s’en priver.

Etes-vous optimiste quant à l’avenir de la place des femmes dans le football ?

Nous sommes dans une dynamique positive de transition, même s’il existe encore des résistances, parce qu’il faut partager l’argent, le temps d’audience dans les médias, etc. Dans un contexte général où le lien social est fragilisé, nous faisons face à un enjeu démocratique immense.

Sans oublier l’enjeu de santé publique de lutte contre la sédentarité. L’idée n’est pas de revendiquer l’égalité parfaite tout de suite ni la mixité à tout prix : il s’agit simplement de donner aux filles les conditions de pouvoir décider de pratiquer le foot sans craindre de se sentir illégitimes. C’est une question de vivre ensemble.

Pourquoi ne pas renforcer les pratiques mixtes et faire jouer ensemble filles et garçons, à tous les âges ? On peut utiliser le football comme un laboratoire d’innovation sociale, un levier de respect de l’autre et d’apprentissage. Et puisque le sport se prévaut de valeurs de méritocratie et d’égalité, mettons-les enfin en pratique !

« Le Monde » organise dans le cadre du Monde Festival une rencontre entre l’ancien footballeur argentin Omar da Fonseca, le metteur en scène Mohamed El Khatib et la politologue Marie-Cécile Naves. La rencontre se tiendra samedi 6 octobre de 10 heures à 11 h 30 à l’Opéra Bastille (studio).