« L’histoire de Manon » ou le romantisme total
Publié le 29 avril 2012La troupe de l’Opéra National de Paris donne actuellement une série de représentations de ce ballet de Kenneth McMillan, créé en 1974 (et entré au répertoire de l’ONP en 1990).
Wagner ambitionnait de faire des « œuvres d’art totales ». Avec sa version du mythe de Manon Lescaut, le chorégraphe britannique McMillan réussit, sans nécessairement s’y référer, le pari du grand compositeur. En un peu moins de deux heures, il transporte le spectateur en lui présentant la panoplie complète des tourments romantiques. Tout y est : la passion amoureuse jusqu’à la mort, le sexe, la violence, la jalousie, la cupidité, la perversité, la haine, le désespoir, mais surtout, bien sûr, le destin. Le couple Manon-Des Grieux a une existence tragique, mais chacun des deux s’acharne à aller contre ce qui est néanmoins, dès le début, bel et bien écrit.
Plus fidèle à l’opéra éponyme de Massenet qu’au roman de l’Abbé Prévost, McMillan parvient à faire oublier combien ce dernier est ennuyeux, mièvre et moralisateur à souhait (sous les traits, par exemple, du personnage de Tiberge, insupportable de piété et de miséricorde, mais heureusement absent du ballet). La Manon de l’Abbé Prévost elle-même est plus qu’agaçante : capricieuse, égoïste, perverse, fort peu empathique, mais surtout stupide. Dans le roman, on ne parvient pas à avoir pitié d’elle – on en a davantage pour Des Grieux.
Chez McMillan, Manon nous fascine. Les pas de deux avec Des Grieux sont particulièrement inventifs. On suit, à travers ces moments intimes, la progression de l’histoire. Dès le départ, on perçoit que le couple s’engage dans une histoire qui ne sera pas linéaire : aux étreintes appuyées, presque emphatiques succède la séparation (la fuite ?) des corps. Au début, c’est un jeu. Au début seulement : par la suite, si l’amour et l’attachement demeurent, la jalousie, le regret et la l’aigreur s’immiscent insidieusement dans la relation. À la fin, la lassitude morale le dispute à l’épuisement physique des personnages. Dès la scène de l’embarcadère, Manon n’y croit plus : en mondaine déchue, elle abandonne peu à peu la partie, ce à quoi Des Grieux se résout, dans le pas de deux final. Comme toujours, il lui cède.
Les décors comme les costumes sont dans des couleurs chaudes, évoquant Delacroix et représentant la passion, l’ambiance feutrée des salons mondains parisiens du XVIIIe et du XIXe, mais aussi le huis-clos des prisons sordides.
Le choix des musiques de Massenet est très judicieux : plutôt que d’accompagner la danse par la seule partition de l’opéra Manon, McMillan puise dans l’ensemble du répertoire du compositeur, afin de trouver, pour chaque scène, l’œuvre qui correspondra le plus, non seulement à sa chorégraphie, mais aussi à l’ambiance du moment. En particulier, l’emploi, comme leitmotiv, d’une célèbre mélodie dramatique (en fa mineur, me semble-t-il mais ma mémoire me fait peut-être défaut) est particulièrement approprié pour signifier que Manon et Des Grieux sont prisonniers d’une tragédie.
Nul besoin de paroles dans ce récit, tant la musique, mais aussi les gestes et les expressions des danseurs parlent pour eux.
Il est vrai que les interprètes y sont pour beaucoup. Dans le rôle-titre, Aurélie Dupont démontre une fois de plus qu’elle est une véritable actrice : on sait qu’elle affectionne tout particulièrement les grandes héroïnes romantiques (Manon, mais aussi Marguerite de la Dame aux camélias – les points communs entre ces deux personnages sont connus, au point que ce ballet de Neumeier y fasse lui-même référence). Et cela se voit : amoureuse ingénue, elle adopte en quelques secondes les attitudes de la courtisane attirée par l’or et les parures et prenant un plaisir immense à passer entre les bras de multiples partenaires, avant de sombrer dans la pire déchéance et de lâcher prise. Aurélie Dupont est une fée ; c’est toujours un enchantement indescriptible (et donc une grande chance) de la voir danser.
Josua Hoffalt, quant à lui, campe à merveille l’amoureux naïf mais déterminé qu’est finalement Des Grieux : on lit le romantisme dans les yeux et sur le visage de ce danseur incroyable de sensualité, qui sait tout faire, et qui a été nommé étoile il y a quelques semaines à peine.
Quant à Jérémie Bélingard (qui m’avait époustouflée dans Anatomie de la sensation de Wayne McGregor), il est tout simplement parfait en proxénète cynique et incestueux : il est méchant, il est horrible, et on adore le détester. Il incarne, dans ce rôle de Lescaut, la beauté du diable.
Dommage que les solos de l’orchestre fussent tous trop bas (notamment le violoncelle, vraiment pas en forme), mais je suis probablement trop sensible sur ce plan-là. Malheureusement, cela ne s’arrange pas avec les années ! Tant pis… ou tant mieux.
Premiers rôles en alternance : Dupont/Hoffalt/Bélingard ; Osta/Le Riche/Bullion ; Ciaravolla/Ganio/Bullion (ou Carbone ou Pech ou Saïz) ; Pagliero/Magnenet (ou Duquenne)/Bullion (ou Bezard).
L’étoile Clairemarie Osta fera ses adieux de la scène de l’ONP lors de la dernière, le 13 mai prochain.