« Roméo et Juliette » : l’abstraction signifiante de Sasha Waltz
Publié le 20 mai 2012On a parfois rapproché le Roméo et Juliette de Sasha Waltz de la peinture expressionniste. Or, on peut aussi y voir des parallèles avec l’abstraction, ce qui contribue à l’originalité et à la richesse de ce ballet.
Créé à l’Opéra de Paris il y a cinq ans, il était redonné à Bastille ces dernières semaines. Dans les deux rôles principaux, pour la quasi totalité des représentations : les étoiles Aurélie Dupont et Hervé Moreau (l’histoire veut qu’ils aient même inspiré la chorégraphe dans la création de l’œuvre). Que dire d’eux sinon qu’ils sont précis, expressifs au possible, en un mot, parfaits ? On voit trop peu H. Moreau, à mon avis. Ce danseur au physique de mannequin de défilé possède en effet un sens dramatique très fort.
J’avais découvert ce ballet très original comme tout le monde, en 2007, et je l’ai revu cette année au cinéma, dans une représentation en direct. La caméra filmant de très près les expressions des visages des danseurs, on est impressionné parce qu’on perçoit d’autant mieux leur concentration et leur engagement physique et artistique.
Point de narration chez Waltz, hormis quelques exceptions, comme la confrontation des deux familles au tout début ou le bal puis la mort des deux amants, mais cette narration reste très évasive. Parfois au contraire, un événement semble raconté pour représenter l’invisible, voire l’indicible. Ainsi de la scène où la famille Capulet (en blanc dans le ballet) se passe de bras en bras le cadavre de Juliette habillée en mariée, avant de l’enterrer sous des pierres : Juliette devient le bouc émissaire du clan. Sa mort a pour fonction sinon de réconcilier les familles ennemies, du moins de rendre la sienne plus unie encore.
Abstrait donc. Au centre de la scène, le praticable semble suspendu et son inclinaison varie tout au long du spectacle, comme pour signifier l’évolution des émotions individuelles et collectives. Plusieurs passages m’ont aussi fait penser à la peinture de Pierre Soulages, lorsque ce dernier jette, par des mouvements vifs mais appuyés, de grands aplats de noir sur la toile blanche : les scènes de bagarre entre les Capulet et les Montaigu ou celle encore où Roméo, vêtu de noir, se jette à corps perdus dans l’escalade d’un haut mur lisse et blanc mais traversé par une coulée de peinture sombre, dont il retombe sans cesse avant de renoncer, épuisé. Cet obstacle qu’il ne parvient pas à franchir figure son impuissance à fuir à son destin : quels que soient ses efforts et la force de son amour, Juliette lui échappera et il restera prisonnier de son clan.
Sur la musique de Berlioz, le chœur et les chanteurs solistes (Stéphanie d’Oustrac, Yann Beuron et Nicolas Cavallier, tous très bons et à la diction parfaite) se font témoins et conteurs. Cette référence à la tragédie grecque est intéressante, d’autant que, pour parfaire l’unité du spectacle, S. Waltz choisit de les mêler au ballet, comme lorsque chacun des trois solistes fait quelques mouvements du corps coordonnés avec ceux des danseurs : au fond, peut-être les Capulet et les Montaigu savaient-ils très bien ce qu’ils faisaient en sacrifiant les deux jeunes amoureux.
La destinée ou la mort. L’amour, donc la mort. Heureusement, cette fois, cela reste de l’art.