« Mrs. America » : l’anti-féminisme en série

Publié le 28 avril 2020

Autour du personnage de Phyllis Schlafly, la mini-série diffusée par Canal +, « Mrs. America », présente les icônes de l’anti-féminisme et du féminisme américains des années 1970. Un article pour l’Observatoire Genre et Géopolitique de l’IRIS, publié le 28 avril 2020.

« Toutes les Constitutions rédigées depuis la fin de la Seconde guerre mondiale garantissent l’égalité entre les femmes et les hommes. Mais pas celle des États-Unis ». Ces mots de Ruth Bader Ginsburg, juge à la Cour suprême et célèbre défenseuse des droits des femmes, rappellent que l’Amérique n’a jamais ratifié l’Equal Rights Amendment (ERA). Validé par le Congrès en 1972, il n’a jamais passé le cap d’un vote favorable dans les trois quarts (38) des États fédérés, comme la règle l’exige. Ou plutôt, il vient juste de le passer grâce à la ratification de la Virginie au début de l’année 2020. Néanmoins, la même Ruth Bader Ginsburg a expliqué récemment qu’elle estimait que l’ensemble du processus devait être reconduit.

En cause : presque quarante ans ont passé depuis la date limite de 1982 imposée aux États fédérés pour voter ce texte. La polémique sur le plan politique comme légal n’est toujours pas close, même chez les plus grands défenseurs de cet amendement (dont Ginsburg fait partie). Or sa ratification aurait une portée symbolique forte, en plus d’ouvrir la voie à des lois fédérales beaucoup plus explicites qu’aujourd’hui en matière de lutte contre les discriminations et les violences de genre, dont les États-Unis de Trump ne sont pas préservés.

L’histoire de l’ERA commence dans le permier tiers du XXe siècle mais prend une dimension concrète au début des années 1970. C’est ce que la mini-série, créée par Dhavi Waller et diffusée actuellement par Canal +, Mrs. America, raconte autour du personnage de Phyllis Schlafly (joué par Cate Blanchett), célèbre militante conservatrice de l’Illinois, icône anti-féministe de cette époque.

Que des femmes puissent s’opposer à un amendement constitutionnel garantissant l’égalité des sexes peut paraître incroyable mais il faut comprendre que l’on a affaire (et la série le montre bien) au militantisme minoritaire d’une petite bourgeoisie blanche, parfois raciste, attachée au modèle de la famille traditionnelle et aux valeurs morales.

Schlafly ou la défense d’une bourgeoisie blanche

Ces femmes ont intériorisé leur propre infériorité sociale et économique – elles ne travaillent pas, donc n’ont pas d’autonomie financière, et dépendent de leur mari pour toutes leurs décisions. En soutenant la masculinité hégémonique, elles refusent, consciemment ou non, de reconnaître qu’elles adhèrent à des normes culturelles qui les considèrent comme subalternes par rapport aux hommes, dans lesquels (maris, fils) elles ont appris à projeter leurs propres désirs de réussite. Et si la hiérarchie des valeurs s’inverse via le triomphe des idéaux féministes, elles craignent de perdre leur respectabilité ainsi que l’amour de leur conjoint, sur lequel elles ont tout misé.

Dans cette représentation encore dominante dans les années 1970, les femmes sont invitées à répondre aux besoins des autres (mari, enfants, personnes dépendantes – la mère de Schlafly dans la série) et à négliger les leurs. Ce processus perpétue « un idéal d’abnégation féminine », comme l’a expliqué la psychologue Carol Gilligan. Une scène de la série, dans laquelle elles offrent aux parlementaires des pains et de la confiture faits maison, est emblématique de cette division sexuée de rôles sociaux qu’il s’agit de préserver : les épouses dévouées confectionnent du pain destiné à eux qui le gagnent, les breadwinners, les hommes.

Dans leur argumentaire anti-ERA, les fake news sur les droits des femmes sont déjà à l’œuvre avec des raisonnements fallacieux comme le fait que l’amendement ouvrirait la voie à la fin des pensions alimentaires, à l’envoi de jeunes femmes dans le bourbier de la guerre du Vietnam, au (désormais classique) risque d’abolition des différences de sexe avec notamment l’interdiction des toilettes non mixtes.

Car autant que des repères, Schlafly et ses disciples pensent perdre certains avantages si l’ERA est votée et nomment du reste leur mouvement « STOP ERA » pour « Stop Taking Our Privileges ». Il s’agit, on le voit en filigrane dans la série, de privilèges de classe et de « race ». Car dans les groupes de militantes de Phyllis Schlafly, il n’y a que des femmes blanches.

La série montre aussi remarquablement l’efficacité de l’engagement militant de terrain (« grassroots »), à droite de l’échiquier politique aux États-Unis : tractage, coups de téléphone aux élus, réunions de salon grâce à des réseaux communautaires solidement constitués… Un engagement bénévole redoutablement actif dans lequel on retrouve beaucoup de femmes. Le Tea Party, dans les années 2009-2013, par exemple, s’appuiera beaucoup sur elles au niveau local.

Steinem et Friedan, icônes féministes

En miroir, la série décrit aussi la vague féministe des années 1970 avec quelques figures elles aussi iconiques : par exemple Betty Friedan (dont le personnage est joué par Tracey Ullman), autrice du best-seller La femme mystifiée en 1962 qui dénonce précisément le modèle de la femme au foyer de l’American Way of life, ou encore Gloria Steinem (incarnée par Rose Byrne). Un flash-back, en particulier, est à relever : le médecin qui a accepté de pratiquer sur elle une interruption de grossesse des années auparavant lui demande de lui promettre de ne jamais citer son nom et de faire ce qu’elle veut de sa vie. C’est cet épisode que Steinem raconte en exergue de son autobiographie, Ma vie sur la route, parue en 2015 aux États-Unis.

Mrs. America est aussi l’occasion de raconter le parcours de Shirley Chisholm (interprétée par Uzo Aduba), première Africaine-Américaine à siéger au Congrès et à se présenter à l’investiture démocrate (remportée par George McGovern en 1972, lequel sera battu par Richard Nixon). Mais Chisholm représente-t-elle les femmes ou les Noirs ? Est-elle d’abord femme ou noire ? Comment être les deux ? Le Black feminism s’impose alors aux États-Unis. Le personnage de Chisholm pose de manière concrète la question de ce qu’on appellera quinze ans plus tard l’intersectionnalité et, surtout, de sa traduction en politique. Il n’y a, on le sait, non pas un mais plusieurs féminismes, en matière théorique comme sur le plan des stratégies pour faire triompher les idées : le consensus, le « deal » avec les décideurs ou bien la révolution ? L’égalité se négocie-t-elle pas à pas ou se réclame-t-elle ? Autant de débats que l’on retrouve encore aujourd’hui.

Le patriarcat s’affiche sans complexe dans la série, y compris au sein du parti démocrate. McGovern, par exemple, malgré ses promesses aux féministes, n’a pas soutenu l’accès à l’avortement en 1972, un an avant l’arrêt historique de la Cour suprême, « Roe versus Wade », qui le jugera conforme à la Constitution.

Anti-féminisme : le début d’une guerre culturelle

Phyllis Schlafly, de son côté, est présentée dans ses contradictions : comment peser dans l’espace public tout en vantant les valeurs de la femme au foyer ? Autrice de livres et de plaidoyers politiques sur la défense nucléaire, diplômée de l’université en science politique, elle est victime de mansplaining et régulièrement renvoyée à son physique ; dans une réunion avec des parlementaires et des conseillers, c’est à elle que les hommes demandent de prendre des notes ; son mari, juriste, attend d’elle qu’elle soit au foyer pour s’occuper de leurs six enfants… Jamais le parti républicain, qui s’est largement appuyé sur elle pour combattre (avec succès) l’ERA, ne la jugera légitime pour lui donner un poste et des responsabilités.

Mrs. America décrit l’anti-féminisme, bien réel, de certaines catégories de femmes. Mais il faut garder en tête qu’il était essentiellement, et demeure, incarné par certains hommes, et surtout que le patriarcat est structurel. Le retour de bâton contre le féminisme de ces années 1970 viendra peu de temps après, sous Reagan. La journaliste et chercheuse Susan Faludi, dans son ouvrage Backlash (1991), expliquera notamment comment la revanche des opposants aux droits de femmes s’est appuyée sur le droit mais aussi le soft power des médias et du divertissement aux États-Unis. La guerre culturelle pouvait commencer.