Ce que l’affaire Epstein nous dit du complotisme

Publié le 24 juillet 2025

Donald Trump est empêtré dans le dossier du riche financier mort en cellule en 2019 avant son procès pour crimes sexuels. Pour la première fois, le locataire de la Maison-Blanche, devenu lui-même une cible des théories conspirationnistes de la base MAGA, ne maîtrise plus le récit. Et risque d’être dévoré par le monstre qu’il a non pas créé mais abondamment nourri depuis dix ans.

Ma chronique dans « Le Nouvel Obs », du 24 juillet 2025.

Le plus intéressant, dans la séquence politique actuelle sur l’affaire Epstein, c’est ce qu’elle dit du complotisme et de ses ressorts mortifères. En devenant lui-même une cible des théories conspirationnistes des MAGA (Make America Great Again), Donald Trump, pour la première fois, ne maîtrise plus le récit. Il risque d’être dévoré par le monstre qu’il a non pas créé mais abondamment nourri depuis dix ans, et il n’est pas sorti d’affaire. « On ne peut pas remettre le dentifrice Epstein dans le tube, une fois qu’il en est sorti », dit un militant.

Le président américain, en effet, a mis du temps à prendre la mesure du problème. Il a commencé par insulter ses supporters et les enjoindre à passer à autre chose via quelques posts sur son réseau, Truth Social. Puis il s’est attaqué au « Wall Street Journal », après la publication dans les pages du journal d’une lettre ambiguë que Trump aurait envoyée à Epstein pour le cinquantième anniversaire de ce dernier en 2003 et qui évoque leur « secret ». Cette tactique familière, mettant en cause un « fake news media » – comme Trump l’appelle –, a permis de resserrer, pour un temps, une partie des rangs MAGA autour de leur chef. Les « influenceurs » qui ont largement contribué à son retour aux affaires, grâce au pouvoir de médias qu’on ne peut plus appeler « nouveaux » et qui sont désormais dominants (podcasts, chaînes YouTube, etc.), étaient vent debout contre le refus de la ministre de la Justice, Pam Bondi, de rendre public le dossier Epstein. Or c’était une promesse de campagne. Contrairement à ce qu’il pensait, Trump, qui considère qu’ils et elles lui doivent tout (leur richesse, leur célébrité), ne les contrôle pas. En réalité, c’est un échange d’intérêts bien compris. Si l’écosystème trumpiste, par le biais de Steve Bannon notamment, a fini par soutenir à nouveau Trump contre le « Wall Street Journal », c’est uniquement parce que la peur et le déni les a gagnés. En affichant leurs divisions et leur ressentiment contre la Maison-Blanche, par des mots parfois violents, ils y ont laissé des plumes. Et rien ne dit que ce statu quo tiendra.

Depuis plusieurs jours, Trump cherche à reprendre la main, en oscillant entre feuilletonnage – solliciter le témoignage de Ghislaine Maxwell, l’ex-compagne de Jeffrey Epstein, qui purge actuellement une peine de vingt ans de prison pour complicité de trafic sexuel de mineures (un parjure en échange d’une grâce ?) – et stratégie de diversion – accuser Barack Obama de « trahison » et d’avoir fomenté « un putsch » contre lui par exemple. Mais l’affaire le rattrape : le 23 juillet, la presse annonçait que Bondi l’avait prévenu en mai que son nom était dans le dossier (à quel titre : celui de client d’Epstein ? De relais ?). Le mystère s’épaissit.

C’est Trump qui a politisé l’affaire Epstein

Les raisons pour lesquelles la Maison-Blanche a choisi de ne pas rendre public le dossier Epstein sont probablement nombreuses, et en partie d’ordre légal. Elles resteront pour toujours inaudibles pour celles et ceux à qui Trump a promis, pendant des mois, la plus totale transparence. Car c’est le président lui-même qui a fait de cette affaire criminelle grave un sujet politique. Le narratif de l’outsider, persécuté par le système, qu’il a élaboré dès 2015 et n’a cessé d’entretenir depuis, ne tient plus. Trump s’est fait élire et réélire notamment sur le rejet du « système », des élites, du « marigot » de Washington. Il est aujourd’hui piégé. Ses supporters le croyaient en toutes circonstances, avant de douter de lui : leur champion serait-il finalement un protagoniste de l’« Etat profond », lui aussi ? Ferait-il partie de ses élites décadentes, gonflées du sentiment d’impunité ? Pire encore : Trump les mépriserait-il, maintenant qu’il est réélu ? Ces doutes interviennent, de surcroît, à un moment où d’autres signes négatifs apparaissent pour les MAGA : ainsi, certains soupçonnent le président de vouloir amnistier des immigrés clandestins en accordant au monde agricole des exemptions sur les expulsions de travailleurs.

Le complotisme est une machine à douter qui tourne en boucle, à la limite de la paranoïa collective, mais il n’est pas une ressource illimitée : il finit par se heurter au réel. Ses relais exigent la vérité, la transparence, la justice. Cependant, lorsque l’évidence s’impose, leur vision du monde et, plus encore, leur raison d’être s’effondrent. Ils forment une communauté pathologique, animée de la « pulsion humaine d’agression et d’auto-anéantissement » dont parlait Freud dans « le Malaise dans la culture ».

Il est impossible, à ce stade, d’anticiper les conséquences électorales de cette affaire, ni auprès des militants, ni auprès de l’électorat (occasionnel, jeune, masculin) que Trump a réussi à capter en 2024. Ce qui est nouveau, c’est que l’hostilité à l’égard du président vient de son propre camp. La séquence politique actuelle est inédite et loin d’être close. Elle ne fait peut-être même que commencer.