Les réseaux toujours actifs du néo-conservatisme américain

(Article publié dans le magazine « Think », n° 13, juillet 2010). 

« L’Amérique n’est pas seulement en déclin. L’Amérique bat en retraite – en acceptant, en ratifiant et en affirmant son déclin, et en invitant les puissances émergentes à combler ce vide » (« This is not just an America in decline. This is an America in retreat — accepting, ratifying and declaring its decline, and inviting rising powers to fill the vacuum »). 

Voici comment, le 21 mai dernier, dans le Washington Post, l’éditorialiste néoconservateur Charles Krauthammer résumait la politique étrangère du Président Obama, dans un article intitulé « Les moissons de la faiblesse » (« The fruits of weakness »). Il faisait référence aux négociations que le Brésil et
la Turquie ont menées avec l’Iran sur la question nucléaire ; pour C. Krauthammer, elles sont un indice de l’abandon, volontaire, par les Etats-Unis, de leur suprématie internationale, mais aussi – et inséparablement – de la fragilisation de la démocratie dans certaines régions du monde, notamment au Moyen Orient.
Ce point de vue, sans concession, vis-à-vis des choix et des résultats géopolitiques de l’administration Obama est partagé par la plupart de ceux qui sont surnommés les neocons. Depuis l’été 2009, en effet, ils se montrent extrêmement critiques vis-à-vis de la politique extérieure, mais aussi, comme nous le verrons, intérieure du pouvoir fédéral américain. 

Les opposants à Barack Obama qui ont été les plus médiatisés – notamment en France – sont cependant les « Tea Parties Patriots ». Les conférences qu’ils organisent attirent les journalistes étrangers en mal de sensationnalisme. Ces conservateurs, ultra-libéraux, voire libertariens – hormis sur les questions de mœurs -, très attachés aux valeurs chrétiennes, font montre d’un populisme et d’une idéologie isolationniste sans faille. Ce dernier point suffit à lui seul à les distinguer des néoconservateurs. Or l’influence que ceux-ci s’efforcent, depuis au moins 40 ans, d’exercer auprès des cercles politiques, économiques et militaires à Washington semble bien plus importante que celle des « Tea Parties » 

Des réseaux d’influence toujours très actifs 

Les néoconservateurs font entendre leur voix via des canaux de diffusion très efficaces. Leurs think tanksAmerican Enterprise Institute, Foreign Policy Initiative, etc. -, situés au plus près, géographiquement, du pouvoir fédéral, disposent de sites Internet dynamiques et réactifs. Leurs travaux sont sponsorisés par des fondations et des groupes industriels puissants. Des revues comme Commentary, The National Interest ou Foreign Policy publient leurs points de vue sur la politique américaine actuelle et à venir. Ils font également paraître des livres, participent à des conférences, rédigent des articles dans la presse nationale : outre le Washington Post déjà mentionné, le Weekly Standard ou le Wall Street Journal, pour n’en citer que quelques-uns, ouvrent très régulièrement leurs colonnes à des neocons célèbres comme Paul Wolfowitz, Robert Kagan ou William Kristol, ce qui leur offre une immense visibilité, auprès non seulement des décideurs, mais aussi d’une partie du grand public. L’enjeu est ici, pour eux, de promouvoir, voire d’imposer un modèle dominant de l’intellectuel public, qui s’inscrit dans une tradition américaine de l’expertise remontant à la fin du XIXe siècle. Ces instances d’opérationnalisation de la pensée américaine en sciences politiques et sociales que sont les think tanks fonctionnent comme des antichambres de conseil politique de haut niveau, en l’absence, aux Etats-Unis, d’équivalent de l’Ecole Nationale d’Administration. Ils travaillent par le biais de contrats publics ou privés en vue d’objectifs précis ou – de plus en plus – choisissent leurs sujets de recherche, en fonction de l’agenda politique, social ou militaire. 

La défense du libéralisme à l’intérieur des Etats-Unis, la peur de la désunion nationale, l’activisme militaire pour soutenir les intérêts américains et la démocratie dans le monde, et le refus du multilatéralisme constituent les principes généraux qui dictent les conseils que les think tanks néoconservateurs donnent aux plus hauts responsables du pays, parfois au sein même du Pentagone, du Département d’Etat, voire de
la Maison blanche.
 

Volontarisme géopolitique et lutte contre le multiculturalisme : les chevaux de bataille traditionnels des neocons…  

Les néoconservateurs s’expriment en situation de crise comme de routine, car ils ne cessent de mettre leur pays en garde contre des « périls » réels ou imminents. Si, en 1989, la chute du mur de Berlin a permis à certains d’entre eux d’être les thuriféraires privilégiés de la démocratie et du libéralisme – on pense bien sûr à Francis Fukuyama -, d’autres ont craint l’avènement d’une rivalité entre grandes puissances ou d’un chaos mondial – un « choc des civilisations », selon Samuel P. Huntington. Cette alternative entre triomphalisme et annonce de nouveaux dangers a basculé, d’une part, le 11 septembre 2001 et, de l’autre, avec les 6 premiers mois de la présidence Obama. Les néoconservateurs affichent désormais, majoritairement, une peur de l’affaiblissement de la puissance américaine et de la démocratie dans le monde, qui se ferait au profit de pays autocratiques et/ou théocratiques, comme l’illustre l’ouvrage retentissant de R. Kagan, paru en 2008 : The Return of History and the End of Dreams. Ils accusent en outre B. Obama de vouloir délibérément affaiblir les Etats-Unis sur la scène internationale. 

L’islamisme d’Al Qaida et les régimes dictatoriaux au Moyen Orient, en Corée du Nord ou en Russie hérissent les néoconservateurs. Toutefois, s’ils étaient parvenus à influencer certaines options géopolitiques et militaires de George W. Bush – en Afghanistan ou en Irak -, ils n’ont que peu d’écho auprès de la nouvelle administration démocrate, principalement composée, en politique étrangère, de réalistes et de libéraux – qui ne sont pas tous des « colombes » mais qui ont voulu rompre de manière drastique avec la vision du monde incarnée par G. W. Bush. La stratégie d’hégémonie globale et interventionniste n’est, on le sait, plus de mise à Washington, au profit de la politique de « la main tendue ». Or cette dernière a essuyé plusieurs échecs retentissants en Israël, en Russie et surtout en Iran : les neocons misent donc sur l’exaspération des élites et de la population à l’égard des humiliations successives que subit, depuis des mois, la diplomatie américaine. 

Sur le plan intérieur, les néoconservateurs américains critiquent aujourd’hui fortement les politiques de lutte contre les inégalités. La réforme du système de santé est ainsi accusée de grever le budget militaire, jugé prioritaire, et de favoriser les minorités raciales. Les dispositifs en faveur de la diversité aiguisent eux aussi leur vigilance. Pendant ses deux mandatures, en partie sur leurs recommandations, G. W. Bush avait mené une lutte drastique contre la discrimination positive – notamment pour les recrutements préférentiels dans l’enseignement. Bien que B. Obama ne se définisse pas comme un partisan de l’affirmative action, les néoconservateurs ne baissent pas la garde : ils considèrent que la réussite doit, dans tous les domaines de la société, se fonder sur le mérite individuel et non sur l’origine, le genre ou l’orientation sexuelle, au nom de l’universalité et de l’unité de la nation américaine. Sur le site de l’American Enterprise Institute, on peut ainsi lire que les différences de salaires et de carrières entre hommes et femmes résultent avant tout des choix individuels de ces dernières ; que le Voting Right Act de 1965 a généré l’égalitarisme plutôt que l’égalité des chances ; et que la récente loi de l’Etat d’Arizona autorisant ce qu’il faut bien appeler un « contrôle au faciès » dans la lutte contre l’immigration clandestine a moins de répercussions que l’affirmative action, qui hiérarchise, de manière plus radicale, plus déterminante et plus donc dramatique, les gens selon leur origine. 

Sur ces points, néanmoins, l’opinion publique américaine, qui continue de faire confiance au Président Obama pour la lutte contre les inégalités, risque d’être plus difficile à convaincre.