Aux États-Unis, les « Tea Party » aussi ont leur « think tanks »

 

(Article publié dans le magazine « Think », n° 14, octobre 2010).

Depuis un an et demi, et surtout depuis quelques semaines, on entend beaucoup parler d’un mouvement politique qui monte en puissance aux Etats-Unis : les « Tea party ». Ceux-ci ont fait de leur opposition au Président Obama leur principal cheval de bataille, et d’un populisme libertarien et décomplexé, leur fondement théorique et leur arsenal prosélytique. Les Tea Party souhaitent incarner la volonté d’indépendance du peuple américain contre ses dirigeants, surtout fédéraux. Ils tirent leur nom de la « Boston Tea Party » de 1773, une protestation contre la décision du gouvernement, alors britannique, d’instaurer un monopole sur les importations de thé. En référence inconditionnelle – quoique sélective – aux Pères Fondateurs, ils revendiquent une action minimale de la puissance publique dans l’économie et la société – dont la principale concrétisation serait la baisse drastique des impôts – et se méfient des élites politiques, jugées corrompues. Nés en 2009 de l’opposition aux lois à destination du secteur bancaire, à la réforme de la santé et à la lutte contre le réchauffement climatique, les Tea Party mettent donc au-dessus de tout la liberté d’entreprendre. Ils s’intéressent peu aux questions de politique étrangère, sauf lorsqu’elles relaient certaines de leurs peurs, comme celle d’une hypothétique invasion musulmane aux Etats-Unis ou la perte de l’accès aux régions pétrolifères dans le monde.

La défense de l’Amérique des W.A.S.P. contre ce qu’ils estiment être la décadence et l’immoralité, incarnées par l’avortement, le divorce, les minorités de toutes sortes – sexuelles, ethniques ou religieuses –, est un autre credo majeur des Tea Party. Cela attise leur haine de Barack Obama, qu’ils comparent à un dictateur communiste, que beaucoup d’entre eux croient musulman et qui a été qualifié de « Halfrican American » (« tout autant africain qu’américain »), par le désormais célèbre animateur de télévision réactionnaire, membre et théoricien du mouvement, Glenn Beck. Les Tea Party ont adopté l’une des vieilles rhétoriques de l’extrême droite, selon laquelle les élites auraient élaboré un complot pour confisquer le pouvoir et mentir au peuple, surtout à sa partie blanche et chrétienne.

La liberté de ton qu’ils s’octroient, dans leurs discours, leurs slogans et leurs tracts, serait inenvisageable en France, ne serait-ce que pour des raisons juridiques : ils qualifient par exemple l’Islam de « religion de macaques ». Les désaccords, au sein des Tea Party, entre les défenseurs des intérêts du parti républicain, d’une part, et les utopistes et francs-tireurs, de l’autre, sont leur principale faiblesse.

Néanmoins, le mouvement a conscience que, pour avoir une influence dans l’élaboration des politiques publiques, il faut qu’un maximum de ses membres ou de ses sympathisants aient accès aux arcanes du pouvoir, si possible jusqu’à Washington. C’est pourquoi certains élus républicains proches de leurs idées ont d’ores et déjà créé, au Congrès, un « caucus », autrement dit un groupe politique, première étape vers une légitimité et une influence institutionnelles.  

Idéalisme mais principe de réalité : le relais des think tanks 

Les détracteurs des Tea Party parlent d’« astroturfing », autrement dit d’un phénomène artificiel. Souvent présenté comme un mouvement populaire venant de la base (« grassroots »), ils sont en effet structurés et pilotés par des lobbies, de grandes entreprises et des fondations qui les financent à hauteur de centaines de milliers, voire de millions de dollars. Pour ces derniers, il s’agit surtout de faire en sorte que les taxes sur les sociétés baissent le plus possible et que certains secteurs économiques comme l’énergie puissent continuer à prospérer. Aux yeux de ces élites économiques, les questions de mœurs sont secondaires ou, du moins, essentiellement rhétoriques.

 Dès lors, afin d’organiser, d’encourager et de soutenir une sorte d’intelligence pragmatique au service de leurs intérêts corporatistes – « pour le bien du pays », disent-ils –, ils ont créé ou recyclé plusieurs think tanks. Si l’on compare ceux-ci à leurs « cousins » comme l’American Enterprise Institute ou l’Heritage Foundation, ils font figure de petits poucets au niveau de leurs réseaux politiques et du pedigree universitaire de leurs protagonistes. Néanmoins, ils affichent les mêmes intentions – former et informer les patrons et l’opinion, peser sur les décisions politiques – et mettent en place des supports similaires de diffusion de leur idéologie et de leurs revendications – notes de recherche, blogs, sites Internet, organisation de séminaires… Ils se situent en outre à Washington ou à proximité, autrement dit au plus près du pouvoir fédéral, afin d’accroître leur influence auprès de lui.

Leur spécificité est qu’ils encouragent le public à participer à des manifestations populaires, comme celle devant le Lincoln Memorial du 28 août dernier, mais aussi de plus modestes dans tout le pays, selon des techniques de communication – ironie du sort – issues de la culture de gauche (anti-Vietnam, etc.), qui attirent les médias. Ils disposent également de relais ou de « filiales » dans chacun ou presque des états fédérés ; une rubrique y est même parfois spécifiquement consacrée sur leurs sites Internet. Il s’agit bel et bien de miser sur ce ressort de marketing qu’est le côté « grassroots » des Tea Party, cette « Amérique d’en bas », dotée d’un « bon sens », mais qui serait spoliée, trahie par les élites de la côte Est.

C’est pourquoi, selon des think tanks comme l’Americans for Tax Reforms – créée sous Reagan, en 1985, par le conservateur Grover Norquist qui la dirige depuis – ou l’Americans for Prosperity Foundation – fondée en 2004 par David et Charles Koch, tous deux multi-milliardaires de l’industrie pétrolière –, il faut donner aux citoyens américains un bagage théorique en économie, en fiscalité et en écologie, via des articles, des réunions et des formations, et les inciter à militer pour ce qui constitue leurs intérêts. Ceux-ci ne seraient autres qu’un Etat minimal, une liberté totale d’entreprise, une pression fiscale la plus faible possible, un étouffement du Welfare State, seuls moyens de garantir la prospérité des Etats-Unis et de leurs habitants.

Les mêmes motivations animent Freedom Works, qui a pour slogan : « Take America back ! ». Né en 2004, il est dirigé par un ancien leader républicain à la Chambre, Dick Armey. L’organisme se vante d’avoir des centaines de milliers de « grassroots volunteers » dans tout le pays et d’être écouté des leaders d’opinion et des élus, grâce à ses idées innovantes : si les citoyens avaient plus de libertés, estime-t-il, ils auraient plus de pouvoir, seraient donc plus heureux, et la démocratie en sortirait renforcée. Freedom Works s’est fait connaître pour avoir organisé des interruptions de réunions politiques sur la réforme du système de santé. Lui et l’Americans For Prosperity Foundation résultent de l’éclatement du think tank conservateur Citizens for a Sound Economy – créé en 1984 par les frères Koch.

Quant à Liberty Central, il a été fondé en 2009 par Virginia Thomas, l’épouse du célèbre juge très conservateur dela Cour Suprême, Clarence Thomas. Comme Freedom Works et l’Americans for Prosperity Foundation, ce think tank soutient ouvertement, lors des élections, les candidats issus des Tea Party. La « passion » de ses membres « pour la liberté », comme ils le disent eux-mêmes, leur permet d’affirmer qu’ils sont non partisans et avant tout altruistes. Liberty Central présente la particularité de beaucoup laisser la parole à des chercheurs sur son site Internet.  

Si les Tea Party sont, pour nous Français, la caricature d’une Amérique profonde ultra-libérale et ignorante, ils jouissent, aux Etats-Unis, d’une certaine popularité et sont surtout, grâce à leurs think tanks et leurs leaders, très organisés, sur les plans intellectuel, logistique, médiatique et financier. L’effritement de la popularité, depuis un an, de B. Obama – surnommé « le professeur de droit » par Sarah Palin, idole des Tea Party – nourrit leur rejet radical de l’establishment de la côté Est.

Mais les Tea Party divisent le parti républicain. Lors des primaires en vue des élections de novembre, les candidats issus du sérail du Grand Old Party ont été soupçonnés de compromissions avec le pouvoir fédéral et de frilosités idéologiques. La victoire de membres des Tea Parties en Alaska, au Kentucky ou encore en Utah en est l’illustration. Cela suffira-t-il pour prendre, à terme, les commandes du parti républicain ?