Note de lecture sur « L’argent de l’influence. Les fondations américaines en Europe »

NOTE DE LECTURE publiée dans « Politique étrangère » (revue de l’IFRI), n° 3, 2011.

tournes

Paru dans la collection « Mémoires/Culture », l’ouvrage dirigé par Ludovic Tournès, professeur d’histoire des relations internationales à l’Université Paris-Ouest, retrace à travers 8 monographies la stratégie d’expansion européenne des principales fondations américaines au siècle dernier.

Pour asseoir leur suprématie géopolitique, les Etats-Unis ont mis en place et entretenu un soft power qui s’est s’ajouté, sans toutefois s’y superposer, à l’action et la dissuasion militaires et diplomatiques traditionnelles. Les fondations, créées par des chefs d’entreprise, pour beaucoup self-made men, caressaient un projet de diffusion dans le monde entier, plus particulièrement en Europe, des principes de libéralisme, de démocratie et de la paix. Il n’a toutefois pas conduit, comme les auteurs le soulignent, à une américanisation de l’Europe : l’émulation fonctionnait dans les deux sens grâce à des personnalités et des réseaux influents. Dans la tradition américaine de l’expert issue du XIXe siècle, que l’on retrouve encore aujourd’hui dans les think tanks sur tout l’échiquier politique américain, l’intellectuel, le savant, le scientifique ont été mis au service d’idéaux à prétention universaliste. Malgré une adaptation parfois difficile aux situations nationales, les fondations se sont appuyées sur des structures existantes pour financer la construction de centres de recherche, des bourses d’études, des achats de livres, l’organisation de colloques, et mettre en place de nouveaux modes de gouvernance universitaire.

Jusqu’en 1914, afin de préserver la paix par la promotion de règles internationales de droit et de négociation inter-étatique, le Carnegie Endowment for International Peace souhaitait être le nœud gordien des organisations pacifistes mondiales. Dans l’entre-deux guerres, la fondation Rockefeller, via le financement de l’école d’infirmières et de la faculté de médecine de Lyon, a, aux côtés de la grande bourgeoisie lyonnaise, cherché à préserver la santé des ouvriers et des militaires. Rockefeller a également soutenu les sciences économiques à la London School of Economics : le savoir était là encore un outil de contrôle et de réforme de la société et la recherche empirique, un auxiliaire du politique et du monde des affaires, par exemple lors de la crise de 1929. Dans les années 1930, l’émigration aux Etats-Unis d’intellectuels menacés par le nazisme a obéi à des critères moins humanitaires que scientifiques. En Allemagne, après la seconde guerre mondiale, les fondations Rockefeller et Ford se sont efforcées de refonder la pensée, la société et les institutions démocratiques. Il en a été de même en Italie, où l’influence marxiste a été combattue par le développement de l’économie agricole et des relations internationales. Quant à la Fondation pour une entraide intellectuelle européenne, elle a, de 1957 à 1991, au départ dans le cadre du Congrès pour la Liberté et la Culture et par le financement de la fondation Ford – dont le rôle conjoint dans la promotion d’une « intelligence anti-communiste » pendant la guerre froide est connu -, mis en pratique l’idée d’une culture européenne traversant les frontières Est-Ouest. L’œuvre sera poursuivie grâce aux fondations de G. Soros.

Le livre démontre donc parfaitement que l’ambition de construire un ordre international du savoir a servi des intérêts réciproques, en période de crise comme de routine. Comme les auteurs le suggèrent, il serait stimulant de pouvoir mesurer les résultats à long terme de ces stratégies sur les plans intellectuel, économique et géopolitique.

L’argent de l’influence. Les fondations américaines et leurs réseaux européens, sous la direction de Ludovic Tournès, Autrement, 2010