Les discriminations grèvent la confiance et la croissance

TRIBUNE co-écrite avec Baptiste Charles et publiée sur le site de Libération, le 12 novembre 2015.

Aux Etats-Unis, les discriminations font quotidiennement l’actualité. Le mouvement Black Lives Matter, comme les campagnes de Bernie Sanders et d’Hillary Clinton, qui ont tous deux mis les inégalités au cœur de leur programme, rappellent les disparités persistantes. Plusieurs enquêtes internationales (OCDE, ONU et même FMI) mettent en avant le fait que les inégalités sont un frein pour la croissance mondiale. Mais si Bernie Sanders s’appuie sur les principes redistributifs traditionnels, Hillary Clinton propose une réflexion innovante en arguant que les discriminations affaiblissent le lien social et ralentissent la confiance et l’économie aux Etats-Unis. Selon la favorite pour l’investiture démocrate, l’égalité professionnelle entre hommes et femmes, en particulier, est « essentiel à la compétitivité et à la croissance ». Elle a déclaré lors d’un meeting que « parce que nous sommes dans une compétition mondiale, nous ne pouvons pas nous permettre de laisser des talents sur le bord de la route ». Cela fait écho à un propos du vice-président Joe Biden prononcé devant l’association Human Rights Campaign : pour lui, l’égalité est le cœur de la force économique des Etats-Unis.

Par ailleurs, des enquêtes, surtout anglo-saxonnes, démontrent que le combat contre les discriminations est un gage de performance pour les entreprises. Un think tank démocrate américain, le Center for American Progress, a publié en 2015 une étude intitulée « The Costly Business of Discrimination », qui met en lumière que les discriminations à l’embauche et sur le lieu de travail contre les homosexuels font perdre au secteur marchand des dizaines de milliards de dollars chaque année. S’il se prive de talents en recrutant majoritairement les mêmes types de profils (hommes blancs issus des universités prestigieuses), la violence symbolique en interne contre les femmes, les homosexuels ou les minorités ethniques et « raciales » (injustices en termes de salaires et de promotions, brimades, stigmatisations) joue aussi sur la performance individuelle, la motivation et accroît le turnover. Cela pèse également sur l’image des entreprises. Ainsi, plusieurs grandes sociétés, conscientes du problème, ont menacé de délocaliser leur siège social d’Etats fédérés ayant voté des lois discriminatoires contre les gays.

En France, 10 ans après les émeutes de banlieues, l’idée ne faiblit pas que les populations qui y vivent sont un poids pour la société : on ne pense jamais qu’elles sont une richesse. Si elle reste importante, la condamnation morale des discriminations ne suffit plus : il faut prendre conscience que celles-ci ont un coût pour l’économie et la société. Or la jeunesse de banlieue est aussi diplômée, qualifiée, elle a envie de réussir. Se priver de son regard, de ses savoirs et de ses expériences multiples, c’est autant de talents gâchés. Les pays étrangers qui investissent dans les quartiers ne s’y trompent pas.

Du côté des victimes de discriminations, le sentiment d’injustice et l’intériorisation de l’infériorité sociale créent du découragement, voire des sorties de route. Or, savoir parler arabe, turc ou persan, comme avoir une double culture sont des atouts à l’heure de la mondialisation. Le bénévolat, très présent dans les quartiers, par exemple dans le sport et la culture, est également peu valorisé dans l’entreprise. C’est pourquoi le discours consistant à dire que des problèmes sociétaux seront résolus une fois la croissance retrouvée apparaît spécieux : les discriminations confisquent des points de croissance. Recréer de la confiance suppose en effet de lever les préjugés contre certains groupes de la population et de changer les habitudes en matière de recrutement et de progression dans le monde professionnel.

Les discriminations, en particulier celles liées à l’origine, ont un coût réel, direct pour la collectivité -en frais de santé, en RSA, par exemple. Elles ont aussi un coût d’opportunité – c’est-à-dire un non-retour sur l’investissement réalisé dans l’éducation, par exemple, parce que de la TVA, des cotisations et des impôts ne seront pas versés. Ce dernier point est le plus important : ce manque à gagner pour l’Etat concerne des individus qui ont un niveau de productivité a priori identique aux autres mais qui, parce qu’ils peinent à trouver un emploi, sont moins payés ou surqualifiés, et finissent par se décourager. Ainsi, pour un bac+5 travaillant à niveau bac+2, il faut près de dix années supplémentaires pour compenser le différentiel de salaire.

Si l’on s’essaie à une extrapolation, on peut comparer les Zones Urbaines Sensibles (ZUS) et le reste du territoire français en matière de diplômes et de taux de chômage. En croisant la répartition par tranches d’âge des habitants de ZUS avec le niveau de qualification et le taux de chômage, puis en appliquant les rémunérations médianes nettes correspondant au diplôme et à l’âge, on constate que 7 milliards d’euros sont perdus à cause du chômage excédentaire, auxquels il faut ajouter trois milliards résultant des niveaux de qualification plus faibles, soit un total de 10 milliards d’euros qui manquent à l’appel, chaque année. C’est autant de richesse gaspillée, pour l’Etat, pour la société tout entière, en grande partie à cause des discriminations. La société multiculturelle n’est pas une menace mais peut beaucoup nous apporter. C’est l’affaire de tous que d’inverser le regard.