INTERVIEW. « Trump met en place une diplomatie de la défiance », pour « Le Monde »

J’ai accordé au « Monde », le 27 janvier 2017, une interview sur la politique étrangère de Trump. Interview réalisée par Jérémie Lamothe et publiée avant le MuslimBan.

Donald Trump, à bord d’Air Force One, le 26 janvier 2017.Une semaine après l’investiture de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, les inquiétudes autour de sa politique étrangère ne se sont pas évaporées dans les chancelleries. Au contraire même, tant le milliardaire aura été actif et provocateur durant les premiers jours de son mandat : décret lançant la construction du mur à la frontière avec le Mexique, abandon de l’accord de partenariat transpacifique (TPP), menaces contre l’ONU ou l’Union européenne (UE)… Face à cette nouvelle donne géopolitique, le président François Hollande a estimé, vendredi 27 janvier, que la nouvelle administration américaine représentait « un défi » pour l’UE.

Pour la chercheuse associée à l’Institut de relations internationales et stratégiques, Marie-Cécile Naves, Donald Trump « raisonne sur le court terme » dans le domaine géopolitique et s’appuie pour l’instant « sur des coups d’éclats, des effets d’annonce et des incantations ». Mais d’après elle, la puissante machine de l’administration américaine, le Congrès et la société civile seront un contre-pouvoir efficace au milliardaire.

Au vu de ses premières annonces, notamment contre le libre-échange, Donald Trump tourne-t-il le dos à 70 ans de politique étrangère américaine ?

Le président américain souhaite d’abord tourner la page des années Obama, qui ont privilégié le pragmatisme mais qui, selon Trump, ont fait preuve de « faiblesse », notamment dans sa lutte contre l’organisation Etat islamique. Depuis 2008, les Républicains n’ont cessé de qualifier Obama de « président qui s’excuse ».

Dans le même temps, les décisions de Trump contredisent pour l’instant la double tradition des républicains : le néoconservatisme et le réalisme, en matière économique et diplomatique. Il veut mettre en place une politique complètement nouvelle qui serait à son image, celle de la force, du coup de poing sur la table, du « deal » commercial, du bluff. Il veut imprimer sa marque et souhaite rompre avec l’ordre mondial multilatéral. Or le bilatéralisme est un modèle de gouvernance dépassé et même dangereux, du fait de la complexité des enjeux internationaux (climat, terrorisme, migrations, etc.). En critiquant l’OTAN et l’ONU, en semblant souhaiter l’implosion de l’Union européenne, il donne un grand coup de pied à ce qu’il reste de l’ordre mondial du lendemain de la seconde guerre mondiale.

Donald Trump est en train de mettre en place une diplomatie de la défiance, même s’il y a une part de bluff. Entre ses déclarations sur l’UE, le Moyen-Orient ou l’Asie, le risque d’isolement des Etats-Unis sur la scène internationale existe bel et bien. A ce point là, c’est une première pour les Etats-Unis. Même sous George W. Bush, la défense des intérêts américains n’était pas aussi exacerbée.

Le fait de recevoir Theresa May dans quelques jours constitue-t-il une provocation ?

La première dirigeante qu’il reçoit, c’est celle d’un pays qui va sortir de l’Union européenne : c’est évidemment une provocation. Donald Trump veut montrer que les populistes occidentaux travaillent ensemble.

Il a d’ailleurs annoncé qu’il voulait mettre en place des accords commerciaux avec le Royaume-Uni, après le Brexit. Cela prendra des années, le Royaume-Uni fait toujours partie de l’UE et ne peut donc pas commencer les négociations. Mais c’est un message, de la communication. Les mots ont un sens et il ne faut pas sous-estimer leur pouvoir performatif.

Toutes ses décisions sont-elles des effets d’annonce ou correspondent-elles à une doctrine Trump en matière de géopolitique ? 

Il y a beaucoup d’effets d’annonces, d’incantations, de coups d’éclat. Il raisonne sur le court terme. Par exemple concernant le mur avec le Mexique, il a signé un décret mais ça ne l’engage pas à grand-chose. Il n’y a pas de calendrier, pas de budget, pas d’études préalables sur la faisabilité concrète d’une telle construction… La frontière physique entre le Mexique et les Etats-Unis est très grande : construire un mur de cette ampleur, ce n’est pas comme construire une Trump Tower.

Donald Trump met en place un « storytelling » qui le présente comme un homme providentiel, qui va inventer quelque chose de radicalement nouveau sur le plan intérieur et extérieur. Il est encore dans la dynamique de la campagne mais désormais, toute une machine diplomatique va se mettre en marche. La « méthode » de pouvoir de Trump va être difficile à tenir sur le long terme, il va devoir faire confiance à son administration. Le temps long, les discussions, les compromis… Il va falloir qu’il s’y plie.

Par ailleurs, les annonces de Trump sont assez contradictoires. Il prône par exemple plus de fermeté dans sa relation commerciale avec la Chine mais sort de l’accord de partenariat transpacifique (TPP). Cette décision laisse beaucoup de marge de manœuvre à la Chine en matière économique en Asie et peut lui permettre de prendre le leadership dans des domaines comme celui de l’environnement, ou d’autres dont on sous-estime encore l’influence, comme la diplomatie sportive.

Les relations se tendent un peu plus chaque jour entre le Mexique et les Etats-Unis à propos du mur à la frontière des deux pays. Donald Trump peut-il rentrer dans une guerre commerciale avec le Mexique ?

Oui, et ça a l’air plutôt bien engagé. Mais les deux pays sont dépendants l’un de l’autre au niveau économique. Le Mexique est le troisième partenaire commercial des Etats-Unis, mais aussi une base arrière de nombreuses entreprises américaines. Les immigrés mexicains sont également très nombreux aux Etats-Unis, ils constituent une main-d’œuvre importante dans des secteurs qui, souvent, peinent à embaucher.

Remettre en cause l’Aléna [Accord de libre-échange entre le Canada, les Etats-Unis et le Mexique, mis en place en 1994] n’est pas forcément une bonne nouvelle pour les Etats-Unis à long terme. Donald Trump a une vision très court termiste des choses et n’a visiblement pas bien pesé toutes les conséquences d’une telle décision. On peut le voir aussi avec ses déclarations sur le réchauffement climatique et l’environnement : contrairement à ce qu’il dit, il n’investit pas sur l’avenir.

A-t-il toujours l’intention de remettre en cause l’accord de Paris sur le réchauffement climatique ?

C’est difficile à savoir, il a changé plusieurs fois d’avis. Cet accord reste un engagement moral, peu de contraintes pèsent sur les Etats qui l’ont ratifié. On peut toutefois observer que les premières décisions prises par Donald Trump dans le domaine de l’environnement vont toutes dans le même sens : il est revenu sur les décrets pris par Barack Obama empêchant l’exploitation des énergies fossiles, sur un décret imposant aux entreprises de limiter leurs émissions de CO2, sans parler du feu vert qu’il vient de donner, sous conditions, à la reprise des travaux de deux grands oléoducs extrêmement controversés.

Le Congrès peut-il être un véritable contre-pouvoir face à Donald Trump ? 

Oui, Donald Trump devra négocier avec les élus. Par exemple sur le mur avec le Mexique, il n’est pas sûr que le Congrès vote les crédits pour le construire, même s’il s’agit d’une « avance », comme on l’a entendu ces derniers temps. Pareil pour les interventions militaires extérieures.

Les élus républicains sont très vigilants par rapport aux dépenses. Avec toutes ces annonces – le mur avec le Mexique, les grands travaux d’infrastructures… –, le président risque d’endetter très fortement le pays pour de longues années.

Beaucoup d’élus républicains considèrent, dans la tradition néoconservatrice, que la Russie est un « Etat voyou ». Le rapprochement avec la Russie et la levée des sanctions économiques ne seront donc pas si faciles à réaliser, d’autant que le rôle de l’Etat russe dans le piratage des élections de novembre n’est pas clairement établi.

En tant que chef d’entreprise, Donald Trump se vante de son art du « deal », mais en tant que président, il va falloir qu’il fasse des compromis, qu’il accepte le temps politique, souvent long, et le fonctionnement institutionnel. Au-delà du Congrès, il faut faire confiance à l’administration américaine, qui est très structurée et a une longue histoire. Il y a des choses que Donald Trump ne peut pas décider tout seul.

(Crédit photo : NICHOLAS KAMM / AFP)