Le Pen et Bannon : même storytelling, même projet de société (« Libération »)

Article publié dans le blog « Politique(s) », hébergé par Libération, le 2/03/17.

(AP/Evan Vucci)

Dans les derniers meetings et déclarations de Marine Le Pen, ce qui frappe, c’est l’utilisation d’une rhétorique identique, presque mot pour mot, à celle de Steve Bannon, le plus proche conseiller de Donald Trump, qu’on ne présente plus.

Pour la présidente du Front National, les Français sont aujourd’hui face à un choix de «civilisation». Il leur faut en d’autres termes défendre des «valeurs», une «histoire», une «culture» chrétiennes, contre l’«immigration de masse» et la «marchandisation» qui «déshumanise» les citoyens (français).

Marine Le Pen fustige le «mondialisme» de la finance et des affaires, et le «mondialisme» du fondamentalisme islamiste (confondu avec le djihadisme), qui sont pour elle les deux faces d’une même médaille. Un totalitarisme du «tout religieux» (musulman, entendons-nous bien) menacerait la France. La laïcité, selon Le Pen, est catholique, elle exclut l’islam. Ce n’est donc pas la laïcité.

Ce hold-up sur la nation, et plus encore sur la République qui non seulement est confisquée mais plus encore dévoyée par le Front National se retrouve dans sa prévision, disons même sa promesse de clivage social et de ségrégation, que Le Pen formule ainsi : on ne peut pas faire vivre ensemble des «communautés qui précisément n’ont pas demandé à vivre ensemble». Sommes-nous encore une démocratie, avec de tels mots ? Où sont les principes, justement républicains, de liberté, d’égalité et de fraternité ?

De son côté, Steve Bannon s’est exprimé, il y a quelques jours, lors de la conférence annuelle des élus et militants conservateurs, la «Conservative political action conference» – où il a savouré son triomphe après des années de mise à l’écart par le parti républicain pour ses positions extrémistes et son fanatisme. Il n’a pas manqué de rappeler sa défense d’un «nationalisme économique», qui mêle protectionnisme et lutte contre l’immigration. Le Pen et Bannon ont le même ennemi, qu’ils nomment de façon identique : «mondialisme» pour la première, «globalism» pour le second.

Bannon maîtrise parfaitement un champ lexical construit patiemment depuis des années sur les sites complotistes et racistes comme celui qu’il a longtemps dirigé, Breitbart News – dont l’antenne française pourrait être créée avec le soutien de la famille Le Pen. Il dit que l’Amérique doit retrouver sa «souveraineté» et sa «sécurité nationales», sur les plans économique et culturel, bref identitaire. Bannon, comme Le Pen, envisage les relations sociales, économiques et internationales comme avant tout, et par essence, conflictuelles.

Les similitudes entre Le Pen et Bannon frappent également dans leur critique des institutions et des médias, accusés par chacun des deux protagonistes d’extrême droite d’être aux mains des dirigeants, des élites, du «système», de l’«establishment». Pour Le Pen, les institutions regroupent la «caste», mais aussi les fonctionnaires, qu’elle a ouvertement menacés de représailles si elle parvient au pouvoir. Ces mots stupéfiants signifient que, pour elle, les agents de l’Etat doivent être au service du parti (et non de l’intérêt général). Elle a beau jeu de vanter la grandeur du peuple contre les élites qui, dit-elle, le trahissent : le Front National n’aspire qu’à faire un peu plus partie de ces élites. Bannon ne promet-il pas, quant à lui, de «déconstruire l’Etat administratif» des Etats-Unis, vu comme dominé par les élites de gauche et, lui aussi, «hostile au peuple» ?

L’histoire l’a montré à de multiples reprises : dans les faits, une fois au pouvoir, les populistes ne détruisent pas les institutions mais les mettent à leur service, les instrumentalisent. Comme a commencé de le faire l’équipe de Trump – même si elles lui résistent. Comme l’a fait le Front National au Parlement européen.

Les grands médias d’information, qualifiés de «corporatistes», de «globalistes», sont définis par Bannon comme étant eux aussi des «ennemis du peuple». Cette rhétorique stalinienne ne doit rien au hasard, Bannon se définissant volontiers comme léniniste. Ces mêmes médias qui ont largement contribué au succès de Trump, Bannon étant – jusqu’à ces dernières semaines du moins – un homme de l’ombre. Et en France, c’est notamment un processus de fascination-répulsion de la part des médias qui a légitimé la famille Le Pen dans le paysage politique depuis les années 1980.

En somme, c’est l’ouverture sur le monde, la modernité, le pluralisme, le débat d’idées que Le Pen comme Bannon abhorrent. Ils préfèrent la société fermée, blanche, patriarcale, qui n’existe plus, qui n’a jamais existé. Ils partagent la même vision mythologique de ce que doit être leur pays : chrétien, débarrassé du cosmopolitisme, autoritaire, anti-démocratique, clivé, où ils apparaissent comme les seuls à mêmes de résorber le chaos qu’ils auront créé à cette fin.