Entretien avec Didier Pourquery, à l’occasion de la parution de son essai « En finir avec l’ironie ? »

Didier Pourquery est le directeur de la rédaction de « The Conversation » France. Il vient de publier un essai stimulant et plein d’humour sur notre société contemporaine : « En finir avec l’ironie ? », aux éditions Robert Laffont. Je lui ai posé quelques questions…

Votre essai montre que l’ironie est mal aimée en France, face aux « sérieux » et aux « cyniques ». Pourquoi le décalage, que l’ironie permet, est-il si important à l’époque actuelle, face au tragique, à l’immédiateté et aux fake news par exemple ?

L’ironie en général et le second degré en particulier ont mauvaise presse en France depuis au moins vingt ans. C’est un combat à mort auquel on assiste : d’un côté l’ironie qui questionne, sourit, joue avec les mots, de l’autre l’esprit de sérieux du temps qui affirme, assène, encadre, interdit. L’enjeu n’est ni plus ni moins que la liberté d’expression.

L’esprit de sérieux a en effet fait son œuvre. En trois offensives successives. D’abord le cynisme moderne, dans sa version des années 1980-90, a dévalorisé les mots, a imposé partout sa violence, en se parant souvent des atours du sarcasme (l’ironie mordante) ou de l’habileté machiavélique si prisée. Le cynique est sérieux, il veut le pouvoir, tout est bon pour écraser l’autre, dans sa rhétorique, y compris les mots de l’idéologie.

Ensuite le politiquement correct (ou du moins ce que l’on nomme ainsi) a imposé partout son contrôle de la langue, son carcan étroit, y compris dans ce que l’on peut ou non ressentir. La tragédie du 11 septembre a renforcé ce cadre. « Irony is dead », ont écrit plusieurs éditorialistes américains après les attentats. Plus question de légèreté ou de questionnement en demi-teinte, on fait désormais dans le massif, le minéral, l’anathème.

D’où le retour des veilles expressions des années 1968 comme : « Ah non, tu ne peux pas dire ça ! ». 

Enfin, le macronisme est venu avec sa synthèse des deux offensives précédentes tenter d’en finir une bonne fois pour toute avec l’ironie. « Nous ne céderons rien à l’ironie », déclare Emmanuel Macron au Louvre le soir de sa prise de pouvoir. La start-up nation, le nouveau monde, le « en même temps » imposent un mélange de cynisme et d’idéologie bien pensante.

Face à cela, l’ironiste, dans la lignée de Socrate, des penseurs anglais comme Swift ou Defoe, des philosophes des Lumières aussi, pose ses questions, joue avec les mots et les situations. Il veut rester libre. Libre de tout questionner sans relâche, surtout si on lui dit qu’il n’est pas sérieux de se poser des questions devant les « évidences » du temps, la « vérité » (des chiffres, des idéologies, des observations, etc.). Il joue avec tout. Et c’est efficace. Regardez Le Gorafi, l’ironie grinçante de Charlie, les sketches de Desproges, les fantaisies des vrais amateurs de second degré… Cela fait davantage réfléchir que certaines conférences pontifiantes, ou ces nouvelles liturgies, causeries « inspirantes », que l’on trouve partout sur You Tube !

À vous lire, l’ironie aurait non seulement une fonction littéraire (elle renvoie à plusieurs figures de style, à une multitude d’auteurs depuis l’Antiquité), mais aussi un rôle politique. La prise de recul est-elle selon vous salutaire pour saisir la société complexe qui est la nôtre ?

L’ironiste est à la fois un rhéteur et un philosophe, dans son genre. Ce n’est pas qu’il se méfie de tout, mais il a du mal à prendre comme argent comptant les discours des personnages qui se prennent au sérieux. Quand il entend « c’est une évidence », il dégaine une question ; quand il entend « soyez sérieux, voyons », il aurait tendance à en rajouter dans le jeu ; quand il est confronté à des importants, il va les interroger fort modestement pour les percer à jour.

En un mot, il prend du recul, il attend un peu, il observe, il écoute… contrairement aux cyniques modernes qui n’écoutent que leur intérêt, aux idéologues aveuglés par leur « vérité », aux bien-pensants enfermés dans leur lexique bétonné.

Soyons clair : la société est de plus en plus complexe en effet. Elle croule sous les informations, les données, les datas. Il faut donc sans cesse la questionner, lui renvoyer un sourire serein, ne prendre au sérieux que ce qui le vaut vraiment, surtout rester curieux, ouvert. Et cela, l’ironie le permet. Elle renverse, joue avec les paradoxes, souligne l’absurde  et « s’amuse à penser » sur tout. C’est une hygiène essentielle.

Pourquoi dites-vous que l’ironie est une forme de résistance, un « art martial » ? 

On voit bien que si l’on veut continuer de réfléchir librement, il faut pouvoir continuer de tout questionner : les croyances anciennes comme contemporaines, les religions révélées comme la religion transhumaniste, le néolibéralisme ambiant, comme le populisme sous toutes se formes.

L’ironiste ne craint pas de s’attaquer à des dogmes, à des consensus. Montesquieu s’en prend à l’esclavage,  Defoe attaque, par la satire, la suprématie anglicane et le penseur américain Randolph Bourne ose défendre la vie ironique, contre la guerre… en 1917 !

L’ironie est un art martial parce que comme l’aïkido il renverse l’adversaire en utilisant la force que celui-ci projette ; parce qu’il est zen dans son questionnement (énigmatique, absurde en apparence come les koans zen) ; parce qu’il observe bien l’autre, il ne fonce pas, il sait reculer même… Il divertit, change de pied, se retrouve là où on ne l’attendait pas. L’ironiste démasque les importants, les gens  pétris de certitude… et il les pousse dans leurs retranchements. C’est un « emmerdeur » si l’on veut, mais il se bat pour la liberté d’expression. Ça vaut le coup.

Didier Pourquery, En finir avec l’ironie ? Eloge d’un mal français, Robert Laffont, avril 2018, 160 p., 17 €