Luxe et « fluidité du genre ». À propos du magazine « Vogue » de février 2019

Le dernier numéro du magazine Vogue France consacre une grande partie de ses pages à la question du genre et plus exactement du gender fluid (« fluidité du genre »), ce qui signifie passer d’un genre à l’autre dans son apparence, s’amuser avec les genres masculin et féminin qui, par définition, sont des constructions sociales, les « dé-figer ».

Photos de mode, interviews d’artistes, de chercheur.e.s et de responsables de marques de maquillage, de parfum et de vêtements illustrent et détaillent la stratégie d’une partie croissante du milieu de la mode et des cosmétiques de déconstruire les binarités femme/homme et hétérosexualité/homosexualité, au cœur d’une société complexe mais pas illisible. Il y est même question de Judith Butler…


En sortant de la marge, le queer, par exemple, est devenu tendance. Il n’est plus associé à une sexualité ou à un mode de vie minoritaire, « dans le placard ». L’ambiguïté vécue et/ou esthétisée – esthétisée parce que vécue ou même sans l’être – est plaisante. Et si le vestiaire masculin des femmes reste plus socialement admis que l’inverse – il n’existe pas d’équivalent « féminisé » de la « coupe boyish » –, les choses changent : les hommes se maquillent, prennent soin de leur peau, diversifient leur garde-robe. On s’amuse avant tout.

Un article intitulé « Fille ou garçon, ce n’est plus la question » explique ainsi que la mode a « un effet de loupe » sur la société : « On ne va plus d’un genre à l’autre, on se déplace librement dans un spectre, une identité davantage pensée comme un continuum ». Et pas que le temps d’une soirée dont le thème – so 1980s ! – serait « la décadence ».

Les marques de cosmétiques gender free, qui se multiplient (on les repère visuellement à leur packaging sobre et neutre) sont aussi vegan et cruelty free, autrement dit ne contiennent pas d’ingrédient d’origine animale et refusent les tests sur les animaux, et plus globalement entendent réduire au maximum leur impact sur l’environnement. Ces produits, qui affichent vouloir en finir avec la catégorisation femme/homme ou fille/garçon pour une segmentation par type de peau ou de cheveux, sont fortement prisés des populations urbaines, hommes et femmes, cadres ou exerçant des professions intellectuelles supérieures. Ils sont éthiques dans tous les sens du terme.

Le luxe du choix

La « liberté de vagabonder » entre les genres, de choisir « en fonction du contexte, des expériences sociales » comment se présenter aux autres, se mettre en scène, s’exprimer, reste un luxe en soi. D’une part, évidemment, par l’argent. Jouer avec le genre, c’est d’abord avoir un grand choix de vêtements, de chaussures, de matières, de marques, de créateurs. C’est pouvoir changer de tenue, de maquillage et de coiffure aussi fréquemment que l’on veut. Et le choix est l’apanage des plus aisés. C’est l’argent qui permet de jouer plus facilement avec son identité par l’image, au sens esthétique, que l’on renvoie aux autres.

D’autre part, s’affirmer, rompre avec l’invisibilité est une chose que l’on peut se permettre quand on n’est pas en danger, qu’on n’est pas menacé, en démocratie, par l’injonction d’une tradition incarnée par la ville, le quartier ou le territoire de vie et/ou la famille, d’une religion (quelle qu’elle soit) ou d’une classe. Sortir du genre que notre naissance « en tant que » fille ou garçon nous a socialement attribué, tout le monde ne peut pas se le permettre, sauf à prendre le risque de la marginalité, de la rupture, et parfois de l’exil.

Car dans les pays occidentaux, le genre reste un marqueur identitaire fort dans certains milieux ou en certains lieux. Vêtements, coiffure, jouets, loisirs : l’assignation commence tôt et il est coûteux de la transgresser. Avoir le choix est une distinction. Ne pas se fondre dans la foule, vouloir se faire remarquer, c’est une grande liberté qui parfois doit se conquérir.

Privilège des oisifs – hello Thorstein Veblen –, l’esthétisation de l’existence nourrit, inversement, un narcissisme de classe. Dans la démocratie d’opinion, qui s’exprime par les mots mais aussi par l’image (Instagram, etc.), comment se distinguer des classes populaires ? S’il s’agit d’être pour être vu, comment affirmer sa singularité, ne pas se laisser dicter l’image que l’on devrait renvoyer, tout en montrant une appartenance économique ? Cette expérience, profondément actuelle, bouscule le genre mais pas la classe. Et cela va ensemble.

Une démarche politique ?

Je lisais le numéro de Vogue tout en écoutant le podcast de l’émission de France Culture consacrée au livre La Discrétion ou l’art de disparaître, du philosophe Pierre Zaoui. Ce dernier, faisant notamment référence à Norbert Elias, explique que la discrétion, considérée comme une vertu dans l’aristocratie, s’est longtemps manifestée dans les classes supérieures par la distance corporelle, la maîtrise des émotions, la pudeur, face à la vulgarité (au sens littéral et au sens construit par les préjugés) des pauvres, qui parlent fort, s’habillent avec des vêtements voyants – et ont moins le temps, encore moins les moyens de prendre soin de leur apparence.

Si certains (comme l’explique Eric Fassin dans l’émission) demandent encore aux minorités d’être discrètes, si on leur accorde (et encore…) le droit d’être qui elles veulent, ce serait à condition de ne pas le/se montrer. En restant chez soi, dans un entre-soi, en retournant dans le placard dont elles n’auraient jamais dû sortir.

On est donc face à une difficulté : si être soi, et l’afficher sans crainte sont devenus un privilège bourgeois (mais pas de petit bourgeois car on parle ici de la mode), la discrétion, en demeurant une injonction de droite, ne s’adresse alors qu’aux autres et met donc en péril la capacité d’invention et de prescription des minorités en matière de pratiques et de goûts culturels. Les créatrices et les créateurs de monde s’inspirent de la rue, puis normalisent l’avant-garde mais ont besoin, pour la rendre mainstream, que les marginaux sortent de la marge. On peut être bourgeois mais pas traditionnel.

On peut aller plus loin : pour se renouveler, la mode a besoin de provocations. Mais alors, le look et le style de vie gender fluid sont-ils une forme de résistance aux oppressions, aux discriminations ? Est-ce une démarche absolument individuelle, de mise en scène de soi, sans projet collectif, sans velléité de révolution ? On pourrait le penser. « Rendre visible sa singularité » est une forme d’individualisme. « Célébrer les beautés plurielles, voire originales » est un acte esthétique.

Et cependant, c’est bien, aussi, un acte politique : être au monde, dans le monde, ne pas se laisser imposer par lui l’image que l’on veut donner de soi, remettre en cause la binarité sexuée et genrée, c’est un pied de nez aux conservatismes. Est-ce que Serena Williams, égérie de Virgil Abloh chez Nike, n’est pas une icône punk ? Dans une phase de transition comme nous la vivons aujourd’hui (#MeToo, droits des LGBT versus ceux qui y résistent, pour le dire rapidement), toute image de liberté d’être soi est bonne à prendre.

Mais… Y aura-t-il un ruissellement ? Ou bien le sentiment anti-élites renforcera-t-il au contraire la crispation sur le genre dans les classes populaires – dont l’extrême droite se prétend par ailleurs l’alliée ? L’enjeu économique et l’enjeu sociétal, absolument inséparables, sont immenses. Dès lors, pour trouver de la nouveauté à tout prix, pour provoquer davantage, le marketing du luxe cèdera-t-il, demain, à la vague conservatrice et « re-binarisera-t-il » la mode pour qu’elle soit in ? L’hétéronormativité, la virilité traditionnelle reviendront peut-être en force. L’avant-garde esthétique sera peut-être patriarcale. Après tout, dans le domaine des idées, c’est aujourd’hui tendance d’être réac’, y compris chez les jeunes. Toutes et tous ne sont pas des défenseur.e.s de l’émancipation, même par l’apparence. Les icônes aussi ont leur haters, leurs harceleurs et leurs trolls. Mais le queer aura toujours un temps d’avance.