Avortement : la guerre est déclarée ?

Interview pour le magazine "Elle", le 24 mai 2019

En votant une loi restreignant drastiquement l’avortement, l’Etat de l’Alabama fait monter la crainte d’une privation de ce droit fondamental dans tout le pays et suscite une vague d’indignation.

Le trombinoscope est devenu viral. Sur la photo s’alignent les visages des sénateurs de l’Alabama, vingt-cinq hommes blancs, qui ont adopté le 14 mai la loi sur l’avortement la plus restrictive des États-Unis. Le texte interdit en effet la quasi-totalité des avortements, même en cas de viol et d’inceste, et prévoit dix à quatre-vingt-dix-neuf ans de prison pour les médecins pratiquant une IVG. Seuls les cas d’urgence vitale pour la mère ou d’anomalie létale du fœtus font exception. Cette régression sidérante s’explique en grande partie par la culture de cet État du Sud. « L’Alabama est emblématique du conservatisme, notamment sur le plan des rapports hommes-femmes, explique Cécile Coquet, maître de conférences en civilisation américaine. Aujourd’hui encore, il y est légal de payer les femmes 20 % de moins que les hommes. C’est un parfait exemple de ce que les démocrates appellent la guerre contre les femmes. » Mais l’Alabama n’est pas le seul État à menacer le droit à l’IVG. Ces dernières semaines, des « Heartbeat bills » ont été votées au Mississippi, en Géorgie, dans le Kentucky et l’Ohio. Elles prévoient l’interdiction d’avorter après six semaines de grossesse, soit le stade où les battements de cœur du  fœtus seraient détectables.

« DEUX TIERS DES AMÉRICAINS SOUTIENNENT LE DROIT À L’AVORTEMENT »

Comment l’Amérique en est-elle arrivée là ? « Depuis des mois, les anti-avortement essaient de grignoter ce droit. Cela peut être par l’obligation, pour les mineures, d’avoir l’autorisation de leurs parents, ou par la mise en place de règles de sécurité absurdes dans les cliniques », constate le politologue Dominique Simonnet*. « Tout cela est le résultat d’un travail militant de long terme mené par les  »pro-life ». Il y a aussi le poids des lobbys, comme la Federalist Society, qui a soufflé à Donald Trump le nom des juges à nommer à la Cour suprême. Sans compter que le président comme le vice-président Pence – anti-avortement notoire – ont besoin de l’électorat évangéliste », détaille Marie-Cécile Naves**, responsable de l’observatoire Genre et géopolitique à l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques).

Mais, cette fois, les attaques sont frontales : il s’agit de remettre en cause le droit fondamental à l’IVG aux États-Unis, consacré par l’arrêt Roe vs Wade rendu par la Cour suprême en 1973, dont tout le monde parle. Car si la Cour décide d’examiner puis de valider la loi votée en Alabama, d’autres États pourraient suivre. En attendant, les « pro-choice » ont suspendu son entrée en vigueur dans l’État du Sud en portant plainte. La menace d’une victoire des pro-life auprès de la Cour suprême est-elle réelle ? Si, depuis la nomination de deux juges par Donald Trump, celle-ci compte cinq conservateurs sur neuf membres, « il est toutefois peu probable que les juges acceptent d’entendre le cas de l’Alabama, car cela pourrait ternir l’image de l’institution. Et deux tiers des Américains soutiennent le droit à l’avortement », nuance Marie-Cécile Naves.

Envers et contre Trump, la résistance s’organise donc. Voir les manifestantes déguisées en servantes écarlates devant la Chambre de l’État d’Alabama donne l’étrange impression que la saison 3 de la série produite par Hulu se joue dans les rues de Montgomery. Sur les réseaux sociaux, des célébrités comme Reese Witherspoon, Rihanna, Emma Watson, Lady Gaga ou encore Ellen DeGeneres ont partagé leur indignation, Alyssa Milano a appelé à une grève du sexe, et Busy Philipps a lancé le hashtag viral #YouKnowMe (« tu me connais »), invitant les femmes à raconter leurs histoires d’IVG. La colère féministe crépite, mais c’est dans les urnes que les droits des femmes pourront être sauvés. Alors que la campagne pour la présidentielle de 2020 s’accélère, la question de l’avortement s’annonce au coeur des débats politiques.

* « La Défaite des femmes » (éd. Plon).

** « Trump, la revanche de l’homme blanc » (éd. Textuel).

Cet article a été publié dans le magazine ELLE du 24 mai 2019.