Comment Trump a imposé le récit sur l’immigration

Article paru sur le site de "Paris Match", le 25/09/19 (avec Chloé Morin)

Première préoccupation des électeurs aux Etats-Unis, l’immigration a été imposée dans le débat par Donald Trump. Article paru dans Paris Match et co-écrit avec Chloé Morin, Directrice de projets internationaux chez Ipsos Global Affairs.

Alors que l’opposition démocrate, à la Chambre des représentants, vient de lancer une procédure de destitution («impeachment») à son encontre, Donald Trump va probablement chercher à faire diversion pour reprendre la main sur l’agenda médiatique. Il y a fort à parier que sa communication ne mette encore plus l’accent sur l’immigration et la promotion d’une vision «racialisée» et excluante de la société comme de la citoyenneté américaines, plutôt que sur l’économie par exemple. Une stratégie qui, jusqu’ici, lui réussit, puisqu’il a conservé un socle électoral solide, malgré les mises en causes multiples qui ont émaillé son mandat. Les données collectées par Ipsos permettent de mieux comprendre le succès de cette stratégie de communication politique.

Vu de France, il paraît évident que Trump a très fréquemment utilisé la thématique migratoire dès ses premiers discours de campagne pour sa réélection. Chacun connaît le fameux «mur», dont il a fait le symbole de son «volontarisme» en matière de contrôle des arrivées à la frontière sud des Etats-Unis. Nous gardons également en tête les mots «rapists» (violeurs) ou «criminals» (criminels) qui, accolés aux immigrés mexicains, avaient marqué son entrée en campagne en 2015. Depuis quelques mois, il a réactivé ces thèmes très fortement, avec un succès certain si l’on en croit les intentions de vote actuelles.

Les travaux d’Ipsos aux Etats-Unis permettent, au terme du premier mandat du Président américain et à l’orée d’une campagne qui s’annonce polarisante et hystérisante, de mesurer l’impact que la rhétorique politique, et le débat médiatique au sens plus large du terme, peuvent avoir sur les dynamiques d’opinion.

Mesurant chaque mois l’ordre des priorités des citoyens américains, Clifford Young (Ipsos US) note en effet que le sujet migratoire, qui était très secondaire jusqu’à la campagne de 2016 dans l’opinion américaine, est passé au premier plan des préoccupations exactement au moment où Trump a surgi sur la scène politique. Le refrain consistant à dire, dans une nostalgie d’un passé mythifié, que l’Amérique est menacée par «l’autre», «l’étranger», présenté comme principal obstacle à la restauration de la grandeur perdue du pays, s’est imposé comme un élément central du débat politico-médiatique depuis 2016. La rhétorique clivante du «nous» versus «eux», des «gentils» et des «méchants» (lesquels regroupent non seulement les immigrés mais aussi les démocrates et les médias de gauche soucieux, selon Trump, de priver les citoyens américains de leurs libertés et d’ouvrir les frontières aux clandestins et aux délinquants), est devenue fédératrice à droite. Ces ingrédients constituent l’essence même du trumpisme.

De fait, Trump est parvenu –avec ses soutiens, médiatiques ou politiques– à modifier les conditions du débat politique américain, et à façonner –à son avantage- le terrain sur lequel va être menée la bataille politique de l’année qui vient… Bref, à prendre, comme on dit, «le contrôle de l’agenda», avec un niveau de succès qu’aucun autre candidat ou parti concurrent n’avait jamais atteint dans l’histoire récente.

Pour ce faire, le président des Etats-Unis revient de manière obsessionnelle sur les thèmes de l’identité et de la sécurité. Ce dernier est indissociable du «style Trump», marqué par des phrases péremptoires, des insultes, des menaces, la répétition de formules et de revendications excessives et de superlatifs qui ont une fonction performative. Le Trump businessman et héros de téléréalité communique sur son action politique sous forme de feuilletons, quitte à prendre de nombreuses libertés avec les faits… Par exemple, on l’a vu communiquer des images trompeuses d’un «mur» en train d’être érigé à la frontière sud des Etats-Unis, alors qu’il s’agit de la rénovation des installations existantes… Chacun connaît ces petites phrases en lettres capitales qui ponctuent ses tweets, comme «BUILD THE WALL !» («Construisez le mur»), et visent à donner l’impression d’un volontarisme à toute épreuve.

Sans aucun doute possible, Trump a amplifié, approfondi, et polarisé l’opinion sur ce sujet

Une de ses tactiques favorites consiste également à retourner l’accusation de racisme dont il fait l’objet contre les journalistes -comme par exemple Yamiche Alcindor, qui lui demandait en 2018 s’il ne renforçait pas le suprémacisme blanc– et les parlementaires, tels Ayanna Pressley, Alexandria Ocasio-Cortez, Ilhan Omar et Rashida Tlaib, accusées «de ne pas aimer les Etats-Unis» et dont il exige qu’elle «repartent dans leur pays» (rappelons ici qu’elles sont toutes nées sur le sol américain, sauf Ilhan Omar qui est arrivée enfant aux Etats-Unis en tant que réfugiée).

A lire :«Face à l’enquête, Trump joue la victimisation à outrance»

Au-delà des petites phrases et des provocations du président, il ne s’agit pas, ici, de prétendre que les débats sur l’immigration n’existaient pas avant Donald Trump. Mais les chiffres nous permettent d’affirmer, sans aucun doute possible, que le président américain a amplifié, approfondi, et polarisé l’opinion sur ce sujet, et ce faisant, galvanisé ses troupes et solidifié sa base.

Il a par ailleurs profondément modifié, en l’élargissant, le contenu même de ce que l’on entend par «immigration». En effet, en 2010, le mot renvoyait à des éléments plus positifs, pour un pays fondé sur les arrivées successives d’immigrés. En 2019, «immigration» renvoie à une identité et une démographie blanche à défendre, à un ressentiment des «white working classes» («classes ouvrières blanches») qui ont peur de perdre leur statut social et leurs droits à cause des «minorités», à la criminalité… Ce mot symbolise, aux yeux de la base républicaine, tout ce qui ne «va pas» dans un système biaisé, corrompu, où l’Américain moyen n’a plus le sentiment d’avoir sa place, où il a l’impression d’avoir été «doublé dans la file», selon l’expression de la politiste Arlie Russell Hochschild.

En raison de cette capacité à maîtriser l’agenda politique, et parce qu’il a réussi à installer les obsessions du trumpisme au cœur des débats de la société américaine, la perspective d’une réélection de Trump est à prendre très au sérieux. Son exemple n’est pas sans conséquences pour d’autres pays, y compris le nôtre : si, comme nous le voyons aux Etats-Unis, les perceptions existantes peuvent être amplifiées, déformées, par le discours venu «du haut», il n’est pas exclu que des entrepreneurs politiques tentent l’expérience trumpienne en Europe. Salvini n’a pas fait autre chose, et avec des effets assez comparables puisque, en parallèle de son arrivée au pouvoir et de sa montée en puissance politique, Ipsos a mesuré une montée importante des préoccupations migratoires.

La France a d’ores et déjà des perceptions très négatives sur l’immigration–par exemple, 45% pensent que les immigrés volent les services publics destinés aux «vrais» Français, soit 3 points de plus qu’aux Etats-Unis ou en Italie; elle est aussi l’un des pays où l’idée que celui-ci irait mieux s’il était plus ouvert est la moins partagée… Un terreau qui pourrait être très fertile pour une prise de contrôle de l’agenda politique par des entrepreneurs politiques souhaitant faire de l’identité et l’immigration un marchepied vers l’accession au pouvoir…

*Auteure de «Géopolitique des Etats-Unis», Eyrolles, 2018.