Comment l’affaire Weinstein a transformé la société américaine

Interview pour "Le Monde", le 15/01/20

Après la chute du producteur américain Weinstein, plus de 200 hommes « puissants » ont été accusés d’agression sexuelle ou de comportement déplacé. Plusieurs lois ont été adoptées, mais la nomination de Brett Kavanaugh à la Cour suprême a donné un coup d’arrêt au mouvement. Interview réalisée par Pierre Bouvier.

Harvey Weinstein à la sortie du tribunal de Manhattan, où s’est ouvert son procès, le 6 janvier 2019.
Harvey Weinstein à la sortie du tribunal de Manhattan, où s’est ouvert son procès, le 6 janvier 2019. STEPHANIE KEITH / AFP

Le procès du producteur américain Harvey Weinstein, accusé de multiples agressions sexuelles, s’est ouvert, lundi 6 janvier, à Manhattan. Pour le mouvement #metoo, il s’agit d’un tournant : depuis les premières révélations d’octobre 2017, plus de 90 femmes ont accusé l’ex-magnat hollywoodien de les avoir harcelées ou agressées sexuellement. Un an après sa chute, plus de deux cents hommes « puissants » des médias, du divertissement ou de la politique ont été tour à tour accusés d’agression sexuelle ou de comportement déplacé, relevait en octobre 2018 le New York Times.

Mais rares sont les personnalités publiques à avoir été jugées jusqu’ici. L’acteur Bill Cosby a été condamné à dix ans de prison en septembre 2018. Le médecin de l’équipe nationale américaine de gymnastique artistique féminine, Larry Nassar, a également été condamné, et le millionnaire Jeffrey Epstein s’est suicidé dans sa cellule à New York, le 10 août 2019. Après celui d’Harvey Weinstein, le seul autre procès annoncé, prévu en juin 2020, concerne le chanteur R. Kelly, inculpé en 2019 d’agressions sexuelles sur des jeunes femmes, parfois mineures.

Des lois contre les accords de non-divulgation

Outre la difficulté que rencontre parfois le système judiciaire américain à matérialiser les faits et les délais de prescription, l’une des principales explications est l’utilisation d’accords financiers, souvent assortis de clauses de confidentialité, comme ceux qu’Harvey Weinstein a conclus en décembre 2019 avec certaines de ses accusatrices pour mettre fin aux poursuites judiciaires.

Dans la foulée de cette affaire, plusieurs Etats ont d’ailleurs adopté des lois visant à interdire l’utilisation de ce type d’accords de non-divulgation pour de telles affaires. En septembre 2018, la Californie, l’Etat de New York et le New Jersey les ont interdits dans les cas d’agression sexuelle, de harcèlement ou de discrimination sexuelle, sauf si la victime demande expressément le recours à cette clause de confidentialité.

« Ce type d’accord a des effets concrets et pose des questions éthiques. Certains l’interprètent comme une faille dans le système juridique. C’est souvent un chèque en blanc donné aux agresseurs passés ou futurs, car cela crée un sentiment d’impunité : on peut acheter le droit à perpétrer des agressions sexuelles. Ce type d’accord financier renforce aussi la conviction que les plus puissants finissent toujours par s’en sortir », explique Marie-Cécile Naves, chercheuse à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), spécialiste des Etats-Unis et des questions de genre :

« Pourtant, certains, y compris dans les mouvements féministes, estiment que c’est le seul moyen pour les femmes d’obtenir réparation. »

Fonds pour les victimes et augmentation des condamnations

Enfin, le fonds Time’s Up (« c’est fini ») a été créé dans la foulée de l’affaire Weinstein, pour lutter contre le harcèlement sexuel, aussi bien dans l’industrie cinématographique que dans d’autres métiers, partout aux Etats-Unis. Il s’agit concrètement de fournir une assistance juridique aux personnes qui ont été victimes de harcèlement, d’agression, de discrimination sur leur lieu de travail. Depuis son lancement, en janvier 2018, le Fonds a permis de recueillir plus de 24 millions de dollars (21,5 millions d’euros) et de mettre en contact 4 000 personnes n’ayant pas les moyens financiers de se défendre avec des avocats afin de mener d’éventuelles actions en justice.

De son côté, la Commission pour l’égalité des chances dans l’emploi (Equal Employment Opportunity Commission, ou EEOC) annonce avoir intenté 41 procès pour harcèlement sexuel en 2018 (+ 50 % par rapport à 2017). L’EEOC a obtenu 70 millions de dollars (63 millions d’euros) des entreprises au nom des victimes du harcèlement en 2018, soit une augmentation de 47 % par rapport à 2017 (47,5 millions de dollars).

La mode et le cinéma tentent de s’autoréguler

Plusieurs entreprises privées ont également adapté leur règlement intérieur. Le groupe Condé Nast, qui publie des magazines comme Vanity Fair ou Glamour, a par exemple adopté un nouveau code de conduite pour encadrer le travail avec les mannequins : ceux-ci doivent être majeurs, leur accord doit être recueilli pour les photos de nu ou suggestives, et le groupe recommande que les modèles ne soient pas laissés seuls avec les photographes sur le plateau. Condé Nast a par ailleurs cessé de collaborer avec les photographes Terry Richardson ou Patrick Demarchelier, accusés d’agression et de harcèlement sexuel.

Dans le monde du cinéma, la SAG-AFTRA, le syndicat professionnel représentant plus de 160 000 acteurs et figurants, a pour sa part demandé que les auditions ne se déroulent plus à huis clos, dans des chambres d’hôtel ou des résidences privées. « Mais ces changements ne bénéficient qu’à une certaine catégorie de la population », regrette dans un entretien au Monde Jane E. Palmer, chargée de cours au département justice, droit et criminologie de l’American University School of Public Affairs de Washington.

Brett Kavanaugh, la gifle au mouvement #metoo

L’un des plus grands effets du mouvement #metoo a été de montrer aux Américains et au reste du monde à quel point le harcèlement sexuel, les agressions et autres comportements répréhensibles sont répandus. A la Maison Blanche, sur les bancs du Congrès, dans le monde du cinéma ou ailleurs. Des hommes politiques des deux camps, comme le démocrate Al Franken dans le Minnesota, ont renoncé à leur poste, d’autres ont échoué dans leur course vers le pouvoir, comme l’ultraconservateur Roy Moore, en Alabama.

Mais la vague #metoo a connu une sévère désillusion avec la nomination de Brett Kavanaugh, accusé de tentative de viol, à la Cour suprême. « Cette nomination a constitué une gifle contre #metoo. Dans l’Amérique de Trump, on assiste à une stratégie collective de protection, de préservation face aux accusations des femmes, émanant d’un pouvoir essentiellement masculin et blanc qui se sent menacé dans ses privilèges et qui est solidaire », analyse Marie-Cécile Naves.