Jane Fonda : 50 ans de combats

Interview pour "Elle", le 27/12/19

Elle est la sainte patronne des people engagés. Depuis la guerre du Vietnam jusqu’au réchauffement climatique, Jane Fonda, l’ex-« Barbarella » a inventé l’activisme hollywoodien et continue, à 82 ans, de distribuer ses leçons de courage. Interview accordée à Alice Augustin, et parue le 27 décembre 2019.

 Des mains frêles dressées vers le ciel, des menottes en plastique brandies tel un trophée, un manteau rouge incendie comme ultime ponctuation glamour… Ces dernières semaines, les images de Jane Fonda arrêtée par la police ont fait le tour de la planète. Depuis septembre, l’actrice doublement oscarisée âgée de tout juste 82 ans a déménagé à Washington pour se lancer dans une nouvelle croisade face caméra afin d’alerter sur le réchauffement climatique.

Début octobre, elle lançait l’opération Fire Drill Fridays (les vendredis de l’exercice incendie), un appel à la mobilisation inspiré par Greta Thunberg : chaque vendredi depuis le 11 octobre, une foule de militants inconnus ou connus (Patricia Arquette, Amber Valletta, les petits-enfants de Jane Fonda – Malcolm et Viva Vadim – se sont également fait arrêter) investissent donc pacifiquement les marches du Capitole donnant lieu – et c’est leur but – à des arrestations de plus en plus importantes et médiatisées.

« C’est drôle d’avoir affaire à la police ici (à Washington, ndlr), parce qu’ils n’ont jamais eu à arrêter une personne célèbre. Alors quatre fois d’affilée… Ils ne savent pas quoi faire. Mon avocat m’a dit que si j’étais encore arrêtée, j’irais de nouveau en prison, et je devrais y passer trois mois cette fois. Je ne peux pas me le permettre parce que j’ai signé un contrat avec la série ‘Grace et Frankie’. Cela dit, je pourrais peut-être organiser les Fire Drill Fridays à Los Angeles », a confié Jane Fonda au site Euractiv. Qui d’autre que l’actrice au bagout légendaire pour badiner sur un tel sujet ?

En réalité, passer une nuit en prison ne fut pas de tout repos pour l’octogénaire, comme le relatait le « Washington Post » au début du mois : nuit inconfortable sur une banquette en métal, sandwich miteux et présence de cafards, voilà de quoi rappeler des souvenirs lointains à celle qui fut arrêtée une première fois en 1970 (pour détention de stupéfiants) et qui se définit depuis cette époque comme une activiste : Fonda, la championne des laissés-pour-compte, l’héroïne des opprimés.

Combat contre la guerre du Vietnam, lutte pour les droits civiques, féminisme, écologie, soutien aux populations indigènes, défense du planning familial… Depuis cinquante ans, la vie de Jane Fonda se définit autant par sa filmographie et ses histoires d’amour que par ses multiples engagements. Lumières des studios et pénombre de la clandestinité, reine du fitness et pasionaria gauchiste, comédienne adulée et militante honnie… Au fil des décennies, Jane n’a cessé de brouiller les frontières, de mélanger les genres.

« Elle a permis à d’autres célébrités de s’engager, c’est une pionnière qui persiste, c’est assez exceptionnel », confirme Marie-Cécile Naves, directrice de l’Observatoire « genre et géopolitique » à L’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et spécialiste des États-Unis.

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Avec Angela Davis à Los Angeles, le 19 juin 1970. © DN-Bildarchiv/ullstein bild/ Getty

« Merci pour la force de vos paroles. Vous avez ouvert la voie à tant d’entre nous. Aujourd’hui, les célébrités ne se cachent plus pour parler, nous n’avons plus peur de risquer nos carrières pour ça », la remerciait en novembre l’actrice oscarisée Brie Larson lors d’une interview croisée pour le magazine « Porter ».

Jane Fonda, la sainte patronne des people engagés ? De toute évidence, sa figure tutélaire n’est jamais loin derrière les combats d’ Angelina Jolie, d’ Emma Watson ou de Leonardo DiCaprio. Mais si l’on veut rendre à Jane ce qui appartient à Jane, il est juste de rappeler que l’interprète de Barbarella n’a, elle, jamais hésité à tout sacrifier. On a sans doute oublié la radicalité, l’intransigeance, voire la violence des prises de position de celle qui souhaitait « reprendre le pouvoir aux multinationales et aux super riches pour le rendre au peuple »*.

Au début des années 1970, la guerre du Vietnam fait rage ; Fonda est l’une des rares voix du cinéma américain à s’y opposer. Elle effectue plusieurs voyages au Nord-Vietnam, produit même un documentaire qui retrace sa tournée auprès de soldats américains contestataires. Mais possédée par ses convictions, elle va commettre une erreur qu’elle regrette encore : en 1972, elle se rend derrière les lignes de front vietnamiennes et, inconsciente de l’effet désastreux des images, se laisse filmer et photographier hilare derrière un canon anti-aérien, de ceux qui déciment les avions américains et tuent les enfants du pays.

« Hanoi Jane », «Traîtresse », « Jane la Teigne », « Femme la plus méprisable des États-Unis », à son retour, elle est conspuée par les Américains et fait l’objet d’une enquête fédérale pour trahison qui sera finalement classée.

« ELLE A PERMIS À D’AUTRES CÉLÉBRITÉS DE S’ENGAGER, C’EST UNE PIONNIÈRE QUI PERSISTE, C’EST ASSEZ EXCEPTIONNEL » MARIE-CÉCILE NAVES, SPÉCIALISTE DES ETATS-UNIS

« Jane fonda a été haïe à ce moment-là, analyse Marie-Cécile Naves. C’était l’Amérique de Nixon, très conservatrice, qui résistait de toutes ses forces face à la montée des contre-cultures. Aujourd’hui encore, les vétérans lui en veulent pour cette photo de 1972 sur un canon vietnamien. » Nixon la fait suivre par le FBI, fait mettre son téléphone sur écoute et épluche ses comptes bancaires. L’actrice devra intenter un procès pour violation de la vie privée pour qu’on la laisse en paix.

« J’ai tous les documents secrets à présent : on y lit les conversations de Nixon avec Kissinger lui demandant de faire de moi le symbole de l’anti-patriotisme », confiait-elle à « Télérama » en 2010. Depuis qu’elle a quitté Roger Vadim, la France et sa vie de starlette au début des années 1970, depuis que Simone Signoret et Mai 68 ont éveillé sa conscience politique, il faut dire que Jane Fonda se dévoue corps et âme à « ses » causes.

« Je me suis installée chez mon père et je suis devenue une militante. Depuis ses fenêtres, Il voyait entrer et sortir des Black Panthers. Il me disait : ‘Si j’apprends que tu es communiste, je te dénonce !’ » s’amuse aujourd’hui l’actrice dans le documentaire « Jane Fonda in Five Acts ». Elle épouse ensuite Tom Hayden, une figure de gauche, habite une maison modeste remplie de meubles d’occasion. C’est d’ailleurs pour financer le mouvement de son époux que Fonda se lance dans les vidéos d’aérobic. Dix-sept millions d’exemplaires seront vendus, de quoi alimenter la campagne qui permettra à Tom Hayden d’être élu sénateur de Californie. Jane ou l’activisme chevillé au corps, le combat comme seul horizon.

« Mes parents se sentaient investis d’une mission », admet Troy, leur fils, qui a appris à aller sur le pot dans un abri anti-aérien vietnamien. L’actrice, elle, se souvient qu’elle allait très mal : boulimie, addiction aux amphétamines, fatigue. « Je ne savais pas toujours comment tirer parti de ma célébrité, tant de choses étaient arrivées si vite », concède-t-elle dans le documentaire.

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Avec Tom Hayden, son mari, contre le nucléaire, le 23 septembre 1979 à New York. © Michael Norcia/Sygma/Getty

Désir de reconnaissance ou engagement sincère ? Trip narcissique ou quête de sens ? Quelles qu’aient pu être ses motivations intimes, l’héritage que Jane Fonda laisse derrière elle a indéniablement façonné de nombreuses vocations de militants célèbres et anonymes. Qui sont aujourd’hui ses héritières ? Sûrement pas les artistes à l’engagement policé, au combat piloté à distance par des conseillers en com, mais plutôt celles et ceux qui se mouillent.

En termes de courage, il faut attendre le mouvement #MeToo pour revoir des femmes célèbres prendre autant de risques : Rose McGowan suivie et menacée par les hommes à la solde de Weinstein, Asia Argento traînée dans la boue chez elle en Italie. Alyssa Milano toujours en première ligne au point que le « Washington Post » la qualifie de « nouvelle Jane Fonda ».

Côté écologie, Shailene Woodley n’a pas hésité à se faire arrêter lors d’un blocage contre un oléoduc dans le Dakota, un combat soutenu également par l’icône Fonda. Aujourd’hui encore, l’immense quantité de photos de cette femme sublime et célèbre sur des estrades, au milieu de pancartes et de manifestations, constitue le matériau sans égal d’une vision fantasmée de l’activisme, avec pour acmé son cultissime mugshot (photo d’arrestation) où l’actrice, à la coupe « Klute », fait face à l’appareil le poing levé comme les Black Panthers.

« Cette image est devenue un symbole universel de l’engagement, c’est la véritable construction d’un mythe », analyse Marie-Cécile Naves. La principale intéressée a bien conscience de l’impact de ce cliché et le décline désormais sur son site en version T-shirt (26 $), pochette (59 $) ou mug (19 $). Le merchandising révolutionnaire, nouveau mélange des genres ?

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Le 1er novembre 2019 à Washington. © Ken Cedeno/UPI/Abaca

Il n’empêche que l’actrice n’a jamais baissé la garde. Après des années de combats discrets pour des causes locales, après son mariage avec un milliardaire et un retour inespéré au cinéma, Jane fonda revient à sa passion première, flirte à nouveau avec le danger, recrée l’événement.

« En soutenant le Green New Deal porté par Bernie Sanders ou Alexandria Ocasio Cortez, elle prouve que les générations anciennes peuvent se mobiliser sur la question du climat, qu’il n’y a pas de fracture générationnelle », poursuit Marie-Cécile Naves.

Un message puissant qui n’a pas échappé à la presse américaine : la rédactrice en chef mode du « New York Times » a même produit un article intitulé « The Red Coats Are Coming », dans lequel elle salue la portée de son manteau rouge pompier devenu le nouveau symbole d’une lutte collective, mais aussi celui d’un feu intime : « Je suis extrêmement heureuse, croyez-le ou pas. Parce que je milite, et cela me rend heureuse ! À tel point que je ne peux penser à rien d’autre. »** Fonda, un incendie que l’on n’éteint pas.

* Source : documentaire « Jane Fonda in Five Acts ».
** Interview donnée au « Daily Record » en décembre.