Journal de la campagne américaine #5 : Sanders abandonne

Journal de campagne aux Etats-Unis #5, le 9.04.20

Le 8 avril, Bernie Sanders a annoncé qu’il mettait un terme à sa campagne pour l’investiture démocrate. Après un début prometteur, le terrain perdu sur son rival Joe Biden, depuis le super Tuesday de mars, semblait impossible à rattraper. C’est donc une toute nouvelle campagne qui démarre, entre Biden et Trump, dans un contexte exceptionnel, dominé par la crise du Covid-19. Voici le 5e numéro de mon journal de la campagne américaine, pour l’IRIS.

Pourquoi Bernie Sanders abandonne-t-il maintenant ?

La course à l’investiture démocrate, démarrée il y a un peu plus d’un an avec une vingtaine de candidat.e.s, a pris fin le 8 avril. Le Covid-19 a eu raison de la campagne de Bernie Sanders qui avait bien démarré dans l’Iowa et le New Hampshire, et avait une avance financière importante, mais qui était compromise, puisqu’il allait d’échec en échec depuis la primaire de Caroline du Sud, fin février, remportée par Biden. Les primaires sont reportées à juin, les meetings, gros point fort de Sanders, sont interdits. Quasi invisible dans les médias avec la crise du Covid-19, Sanders devait l’emporter largement dans les États encore en lice pour espérer challenger Biden à la convention du parti démocrate, initialement prévue en juillet et décalée, pour l’heure, en août à cause de la pandémie.

C’était la deuxième – et dernière – tentative de Sanders de briguer la Maison-Blanche. Il n’a pas plus réussi qu’en 2016 à séduire l’électorat afro-américain qui constitue une base cruciale chez les démocrates. Son échec dans le Michigan, il y a quelques semaines, a aussi montré qu’il n’est pas parvenu, cette fois, à remporter l’adhésion des « cols bleus ». Il n’avait pas non plus ramené les jeunes aux urnes, malgré l’engouement qu’il suscitait auprès d’eux en meeting ou sur les réseaux sociaux.

C’est donc sans surprise que le sénateur du Vermont, âgé de 78 ans, a pris cette décision de sortir de la course, ce qui n’exclut pas qu’il le fasse à regret. Alexandria Ocasio-Cortez, qui est l’une de ses plus grands soutiens, et qui est pressentie pour lui succéder dans la course à l’investiture en 2024, a rédigé un Tweet pour le remercier de « se battre pour nous tous, depuis le début », saluant son « leadership » et sa qualité de « mentor ». Dans une allocution qu’il a diffusée sur les réseaux sociaux, Sanders invite ses supporters à soutenir ses idées jusqu’au bout, car il s’agit maintenant de faire pression sur Biden pour qu’elles se trouvent en bonne place dans la « plateforme » (le programme) du parti pour les élections _ présidentielles et législatives – du 3 novembre. Dans son intervention du 8 avril, il a d’ailleurs déclaré qu’il comptait sur le nombre de délégués, qu’il va mécaniquement encore obtenir lors des prochaines primaires, pour peser sur la ligne du parti. Il appelle conjointement à l’unité derrière Biden pour battre Trump. Biden a, de son côté, rendu hommage à Sanders, disant qu’il « a créé un mouvement ». Sans doute des tractations entre les deux équipes sont en cours depuis plusieurs semaines.

Mais Sanders, malgré le ralliement progressif d’un grand nombre de leaders démocrates derrière Biden, affirme aussi qu’il a déjà gagné le combat idéologique dans un parti qu’il n’a cessé de critiquer et auquel il n’appartient pas, autrement dit, il aurait réussi à rendre « mainstream » des idées et un agenda que beaucoup, il y a peu, estimaient radicales (signalons que beaucoup le pensent encore). Medicare for all, l’université gratuite, le Green New Deal, le salaire minimum à 15 dollars sont les mesures les plus marquantes de son programme. Selon lui, la pandémie lui donne raison, dans un pays où les assurances privées de santé sont la règle et où les inégalités économiques, sociales, genrées et « raciales » se creusent un peu plus en raison du Covid-19. La majorité des millions de salariés qui viennent de perdre leur emploi à cause de la crise sanitaire ont perdu en même temps leur assurance santé. Or, Sanders définit la santé comme un « droit humain ».

Depuis cinq ans, Sanders aura donc bouleversé le parti démocrate, à la fois dans ses idées, dans le style politique et dans la recherche de fonds, puisqu’il a refusé l’argent des gros donateurs au profit des petits dons de particuliers. En 2016, il n’avait pas abandonné contre Hillary Clinton avant la convention de l’été, même en étant derrière la favorite de l’investiture, et cela avait nui à l’unité du parti pour l’élection de novembre. Il faut dire, toutefois, qu’à l’époque, personne ne croyait en la victoire de Trump ; le contexte est différent aujourd’hui : la réélection du président en place est très crédible.

Sur quoi Biden a-t-il désormais intérêt à miser, sur le fond comme sur la forme ?

Disons-le sans détour : la communication de Biden, à l’heure de la crise du Covid-19, n’est pas à la hauteur, comparativement à la stratégie de Trump qui, d’une part, occupe tout l’espace en organisant une conférence de presse quasi quotidienne sur la pandémie et, d’autre part, cherche à imposer « son » récit de la crise par le feuilletonnage et le suspense auxquels il nous a habitués. La communication de Biden manque d’agressivité, de punch face à un président-candidat qui, privé lui aussi de réunions publiques, a transformé ses points presse en meeting.

Sur le fond, bien qu’il promette un retour à l’ère « pré-Trump », Biden a un programme plus progressiste que celui d’Obama en 2008 et 2012, mais il reste encore vu comme centriste. Il devra donc sans doute « gauchiser » son discours sur l’environnement (son programme est timide aujourd’hui) et sur la santé, car le contexte de la pandémie a changé la donne : une simple confirmation de l’Obamacare semble trop timide. C’est son intérêt s’il veut rallier à lui les supporters de Sanders, notamment les moins de 40 ans. Et Biden a encore de la marge pour apparaître comme un candidat radical. Donc cette barre à gauche ne devrait pas effrayer son électorat potentiel actuel, et notamment chez les indépendants (qu’il va disputer à Trump dans les « swing states »). Le choix possible d’Elizabeth Warren, située à gauche comme Sanders, comme colistière pourrait y contribuer. À moins qu’il ne penche pour Kamala Harris. La décision devrait être prise bientôt.

On attend également avec intérêt de voir si Barack Obama va « sortir du bois » et soutenir ouvertement son ancien vice-président, voire s’ils vont s’afficher ensemble publiquement. Jusqu’ici, Obama n’avait apporté son soutien à aucun.e des prétendant.e.s à l’investiture pour ne pas diviser le parti.

Que peut-on dire, à ce stade, du futur duel Biden-Trump ?

Dans un tweet, le 8 avril, Trump a rejeté la responsabilité de l’abandon de Sanders sur une femme, Elizabeth Warren (qui aurait dû, selon lui, jeter l’éponge plus tôt dans l’investiture démocrate), et accusé le parti d’être à l’image de l’échec d’une autre femme, Hillary Clinton. Bref, Trump a depuis le début un avis sur la primaire démocrate et l’exprime. Il aurait préféré affronter Sanders que Biden, lequel lui dispute une partie de l’électorat indépendant. Trump craint Biden : on n’a pas oublié que l’« affaire ukrainienne », qui lui a valu son procès en destitution, consiste en une tentative du président de demander à l’Ukraine d’interférer dans la campagne de 2020 pour fragiliser Biden. On peut donc penser que, plus que jamais, tous les coups sont permis contre son futur adversaire. Des groupes de soutien à Trump ont déjà annoncé qu’ils allaient financer des publicités anti-Biden dans les États-clés comme la Pennsylvanie, le Michigan et le Wisconsin.

L’élection se jouera en partie sur le leadership face au Covid-19 : Trump sera-t-il crédible pour un second mandat, malgré sa très mauvaise gestion de la crise sur le plan sanitaire, ou bien réussira-t-il à convaincre, par un discours offensif et auto-satisfait, la partie de l’électorat (modéré, féminin, diplômé) qui lui a fait défaut lors des Midterms de 2018 ? Dans cette crise, Trump ne cesse de critiquer l’héritage de l’administration Obama, or on voit mal le lien avec le Covid-19, d’autant que Trump a supprimé des postes stratégiques au plus haut sommet de l’État, créés en 2014 pour faire face au virus Ebola, et qu’il a largement coupé dans les budgets de la santé.

Outre la catastrophe sanitaire attendue, le taux de chômage explose, l’économie risque d’entrer en récession durable, la Bourse a perdu tous les gains acquis pendant les trois années de la présidence Trump. Mais ce dernier défend l’argument selon lequel c’est le « virus chinois » qui a stoppé la progression de l’économie (progression qu’il met entièrement à son crédit), ajoutant qu’il se sentait capable de bâtir la meilleure économie du monde « une seconde fois », après « sa » victoire inévitable contre le Covid-19.

Pour l’heure, Biden demeure en tête contre Trump dans les sondages, mais l’écart se réduit et les chiffres nationaux ne sont qu’un indicateur imparfait du rapport de force qui va se jouer dans quelques États-clés le 3 novembre. Dans tous les cas, le duel qui se met aujourd’hui formellement en place promet d’être très offensif.