Le 2 décembre 2020, « Libération », sous la plume de Simon Blin, publie une interview que j’ai accordée sur mon livre « La démocratie féministe. Réinventer le pouvoir ». Aussi dans la version papier de « Libé » du 11 décembre 2020.
« En nommant des femmes de toutes origines à des hautes responsabilités, Biden et Harris tournent la page Trump ».
Pour la politologue Marie-Cécile Naves, le leadership féministe incarne l’exact opposé du pouvoir viriliste et prédateur porté par le trumpisme. Dans un nouvel essai, elle dessine les contours de ce mode de gouvernance inclusif et participatif.
Joe Biden a confirmé la nomination de Janet Yellen à la tête du Trésor américain et dévoilé les noms des principaux membres de son équipe économique, dont Neera Tanden, une femme d’origine indienne, pour diriger le Bureau de la gestion et du budget. Il a nommé dans le même temps sept femmes à la tête de la communication de la Maison Blanche, soit 100% des postes les plus en vue dans le domaine.
Le 20 janvier, jour de la cérémonie d’investiture du président élu, Kamala Harris deviendra la première vice-présidente des Etats-Unis. De quoi présager une démocratie féministe ? C’est en tout cas un pied de nez au pouvoir testostéroné de Donald Trump, analyse Marie-Cécile Naves, docteure en sciences politiques à l’université Paris-Dauphine, directrice de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), qui fait paraître la Démocratie féministe, réinventer le pouvoir (Calmann-Lévy). Pour l’essayiste, ce mode de gouvernance apparaît comme incontournable pour régénérer les régimes démocratiques.
En quoi Kamala Harris pourrait-elle incarner cette «démocratie féministe» que vous décrivez dans votre livre ?
En nommant des femmes, de toutes origines, à des hautes responsabilités, Biden et Harris tournent complètement la page Trump non seulement sur le plan de la représentativité, du symbole, de la parité, mais aussi sur le plan des compétences, de l’expertise : il s’agit de femmes reconnues comme spécialistes des dossiers qui vont leur être confiés. Dans son discours de victoire, Harris appelle à reconnaître la place des femmes et notamment des femmes noires (décisives dans cette élection). Elle se place dans un rôle de transmission entre les anciennes et les nouvelles générations. Ce discours d’unité devra se concrétiser par un agenda inclusif, parce que intersectionnel. Au-delà du symbole, évidemment très fort, l’enjeu est donc celui du programme. De nombreuses promesses vont dans le sens d’un meilleur accès des femmes aux droits et aux ressources : égalité salariale, création d’entreprise, santé (santé sexuelle et reproductive), réduction de la dette étudiante, formation, lutte contre les violences. L’agenda et le leadership de Biden et Harris se positionnent comme le contraire du trumpisme, incarnation paroxystique de la masculinité hégémonique.
Le 17 octobre, la Première ministre néozélandaise, Jacinda Ardern, s’est fait réélire avec brio. Est-elle un autre exemple du pouvoir féministe ?
La démocratie féministe cherche à retrouver l’esprit démocratique en incluant, notamment, les demandes de participation citoyenne à son action. Elle privilégie la confrontation d’idées aux logiques de domination des pouvoirs virilistes. De ce point de vue, Jacinda Ardern incarne un leadership féministe. Pendant l’épidémie de Covid-19, elle a pris le contre-pied des canaux traditionnels de gestion de crise que sont la rhétorique guerrière et la surenchère. Elle incarne un mode de gouvernance dégenré.
C’est-à-dire ?
Juste après l’attentat de Christchurch en 2019, elle a tenu un discours empathique pour les victimes. Elle est restée ferme face à la gravité du moment tout en refusant de stigmatiser les communautés. La démocratie féministe, c’est aussi une gouvernance élargie. En voulant réguler les armes à feu, elle s’est non seulement alliée une partie de l’opposition, en faisant voter des textes bipartisans sur le port d’armes, mais elle a aussi associé la population à sa démarche en enjoignant les citoyens à rapporter leurs armes à feu aux autorités. Elle a également intégré les objectifs environnementaux de manière transversale dans son agenda politique, en les croisant avec l’approche par le care ou en misant sur la petite enfance.
L’efficacité de la gestion de crise sanitaire par des dirigeantes a été soulignée, mais parfois au risque d’essentialiser leur pratique du pouvoir comme étant «féminine».
Il ne faut pas tomber dans l’opposition spécieuse entre un pouvoir «féminin» et un pouvoir «masculin». Il s’agit d’opposer un pouvoir féministe et un pouvoir viriliste. D’autant plus qu’un homme peut très bien incarner un pouvoir féministe. Ce ne sont pas les qualités «naturelles» des femmes, grâce auxquelles elles seraient par essence plus portées sur l’écoute et l’empathie, qui ont fait d’elles de bonnes dirigeantes face à la Covid. L’explication n’est pas biologique. En revanche, leur expérience à la fois politique et personnelle est genrée. Les femmes font davantage l’expérience du soin et de la solidarité par leur propre vie personnelle ou ce qu’elles observent autour d’elles. Par leur expérience située du pouvoir, elles savent que la bienveillance et l’attention aux plus faibles sont essentielles. C’est ce qu’on a voulu dire en soulignant leur «bonne» gestion de la crise sanitaire.
Quel rapport entretient le pouvoir «féministe» avec la démocratie ?
On remarque que cette gestion efficace de la crise intervient dans les pays où il y a une tradition de parité entre les hommes et les femmes plus grande qu’ailleurs. C’est le cas, par exemple, des pays nordiques. Ce sont également des démocraties où les pouvoirs font plus confiance à la société civile et à la science, comme le fait Angela Merkel en Allemagne. Tandis qu’en France, on a plutôt tendance à se référer systématiquement à la haute fonction publique, qui pâtit d’une tradition d’entre-soi. A l’inverse les régimes autocratiques et nationaux-populistes, Trump ou Bolsonaro, ont tous minimisé la pandémie comme ils minimisent la vulnérabilité de la société et des plus fragiles. Ils ont une approche négative du soin et de l’autre en général. Ils entretiennent un rapport prédateur à tout ce qui n’est pas eux, aux médias, à leurs opposants, leurs partenaires historiques, aux institutions et à la planète.
Comment le pouvoir féministe peut-il conjuguer ses courants de pensée internes ?
Il est normal que le féminisme se compose de divers courants, parfois opposés sur certains sujets. Mais n’oublions pas qu’il a aussi souvent débouché sur des consensus. Dans les années 70, il n’était pas évident que les revendications se traduisent en politiques publiques. Pour que certains combats trouvent une traduction politique dans des lois et deviennent mainstream, le mouvement féministe a su inventer des lieux et les conditions du débat. Et la colère, en tant que mode d’expression féministe, y a toujours eu sa place. Elle fait aussi avancer le droit. Le féminisme apaisé, ça n’existe pas. La colère n’est pas la violence. C’est le refus de l’ordre établi. On constate que sur les questions du droit des femmes, l’ordre établi se porte plutôt bien. Le féminisme aide à passer du «non» au «oui», comme le suggère Naomi Klein à propos de l’antitrumpisme. Comment passer du rejet du conservatisme à des propositions concrètes et des politiques publiques ? Dans un nombre croissant de régions du monde, le féminisme est une force mobilisatrice contre les nationaux-populismes et réaffirme la démocratie et les droits humains, comme en Pologne où la défense de l’avortement illustre combien le féminisme est créatif, imaginatif et jamais apaisé.