« Joe Biden hérite d’une Amérique très polarisée »

Interview pour "The Conversation", le 2.12.2020

À l’occasion des Tribunes de la Presse 2020, Marie-Cécile Naves, chercheuse associée au Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI) et directrice de recherche à l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques), dresse les perspectives d’un pays qui demeure divisé et s’interroge, entre autres, sur les marges de manœuvre possibles pour le nouveau président Joe Biden. Interview publiée sur le site de « The Conversation France », le 2 décembre 2020.

Joe Biden a remporté 306 grands électeurs. Donald Trump, qui n’a toujours pas reconnu officiellement sa défaite, vient enfin d’autoriser ses équipes à préparer la transition. Peut-on dire qu’une page se tourne ? Donald Trump a-t-il profondément marqué les États-Unis ?

Une page se tourne puisque l’une des principales motivations des électeurs de Joe Biden était l’anti-trumpisme. Avec un discours de bienveillance et de solidarité, Joe Biden a fait une campagne anti-Trump. Tout va aussi dans ce sens à présent qu’il a gagné – les conseillers et ministres nommés, ainsi que le programme dévoilé. Le président élu a un projet axé notamment sur la défense des populations les plus fragiles, l’exact contraire de son prédécesseur. La page se tourne également du côté de la scène internationale. Les États-Unis vont de nouveau collaborer avec les partenaires traditionnels qui sont les leurs. Il reste que Donald Trump a bien évidemment marqué les États-Unis. Il les marquera encore sans doute pendant les mois et les années à venir. Chose importante à préciser, il a obtenu 12 millions de votes de plus qu’en 2016. Cela montre une véritable adhésion et un engouement de la part d’une grande partie de la population envers ce projet néofasciste. De plus, le milliardaire « tient » le parti républicain. Le trumpisme va résister et perdurer au-delà de la présidence de Donald Trump.

Joe Biden veut guérir son pays (« heal the country ») et le réunifier. Évidemment, ce ne sera pas un homme providentiel. Il ne pourra pas le faire tout seul, surtout si le Sénat reste à majorité républicaine. Il reste deux sièges à pourvoir, le 5 janvier prochain. L’enjeu est de taille. Si le Sénat n’est pas de la couleur politique du président, même à un siège près, celui-ci aura de grandes difficultés à faire passer ses grandes réformes législatives. Mais si le pays est divisé, cela ne date pas de Donald Trump. Certes, il a soufflé sur les braises, en attisant l’extrême droite, en stigmatisant certaines populations, en ayant des propos ouvertement racistes et misogynes, mais la droitisation du parti républicain s’est amplifiée depuis vingt ans. De plus, le pays est très polarisé sur le plan politique, avec un dialogue difficile entre les Démocrates et les Républicains. Ainsi, les accords bipartisans, les lois votées par les deux partis sont de plus en plus difficiles à faire passer.

Dans votre dernier livre, La démocratie féministe, vous expliquez que les femmes sont nécessaires au renouveau démocratique. Après avoir choisi Kamala Harris comme colistière durant la campagne, Joe Biden continue de former une équipe paritaire et diverse. Pensez-vous que les prochaines années confirmeront cette tendance ?

Pour que le projet d’émancipation, notamment des femmes, se concrétise, il faut maintenir le triptyque suivant : représentativité, manière de gouverner et programme. Biden montre une volonté de parité dans son équipe, ce qui est un profond contraste avec celle de Trump, ostensiblement très masculine et blanche. Pour le nouveau président, ceux et celles qui gouvernent doivent être à l’image de la société américaine. Par ailleurs, ce sont des gens très compétents qui connaissent parfaitement les sujets. On peut donner l’exemple de l’Afro-Américaine Linda Thomas-Greenfield, la future ambassadrice américaine à l’ONU. L’équipe de communication de Biden sera intégralement composée de femmes. Le programme ira-t-il dans le sens des droits des femmes (santé, accès à l’avortement, égalité salariale, lutte contre les violences, etc.) ? C’est probable, mais n’oublions pas qu’il s’agit d’un pays fédéral. Washington ne décide pas de tout.

Joe Biden écoute la future ambassadrice américaine à l’ONU Linda Thomas-Greenfield à Wilmington, Delaware, le 24 novembre 2020. Mark Makela/AFP

La Covid-19 ravage les États-Unis. Le pays compte à peu près 13 millions de cas et plus de 270 000 décès. Alors que Donald Trump a été vivement critiqué sur sa gestion de la crise sanitaire, quelle stratégie le président élu pourra-t-il mettre en place dans ce domaine ?

Joe Biden a un discours de protection. Il encourage tout le monde à porter un masque, à respecter la distanciation physique et il appelle à la prudence, notamment pour les personnes vulnérables. Ensuite, il a nommé un conseil scientifique autour de lui, composé de treize experts. Cela confirme qu’il souhaite, sur ce sujet comme sur d’autres, s’appuyer sur la science pour guider ses politiques publiques. Il a recréé un conseil scientifique comme celui installé lors de la crise Ebola par Obama en 2014, puis supprimé en 2017 par Trump. Par ailleurs, Biden a également le désir de travailler en bonne intelligence avec les États fédérés sur la Covid. D’une part, ce sont eux qui ont le plus de pouvoir en matière de mesures « contraignantes » sur la population et, d’autre part, le président élu entend activer la possibilité de débloquer des fonds fédéraux pour les accompagner. Il y a, pour le moment, une impulsion, de l’ordre du discours, et de la prise d’exemple.

La politique étrangère de Donald Trump a été en rupture totale avec celle de son prédécesseur, Barack Obama. De quelle manière, selon vous, Joe Biden va-t-il se positionner sur le plan international ?

Sur le plan international, pour la plupart des commentateurs, le ton va changer ! On ne sera plus dans le registre de la menace, de l’insulte, des volte-face, ou du bluff. Le lien avec les partenaires traditionnels, notamment les démocraties occidentales, va sans doute se renforcer, alors que Donald Trump semblait faire davantage confiance aux dictateurs.

Sur le fond, cependant, on ne s’attend pas à d’énormes bouleversements, en particulier avec l’Europe qui vient de décider de mettre en place une taxe sur les GAFAM. Cela risque même de donner lieu à des discussions houleuses avec l’équipe de Joe Biden. Vis-à-vis de la Chine, les relations ne devraient pas beaucoup changer. Le bras de fer va continuer sur les aspects commerciaux et sera même plus offensif sur les questions relatives aux nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle, la 5G et la gestion des données personnelles – domaine où la Chine est considérée comme une menace aux États-Unis.

Quant au Moyen-Orient, là non plus, il ne faut pas s’attendre à un changement notable. Israël a compris qu’il n’aurait plus de chèque en blanc de la Maison Blanche, notamment concernant la colonisation. Le gros sujet sera l’Iran. Il est très probable que Joe Biden relance le dialogue international pour rétablir un nouvel accord sur la non-prolifération nucléaire.

Dernier sujet majeur, donc : le retour du multilatéralisme, c’est-à-dire le retour d’une coopération internationale, par exemple un probable retour des États-Unis dans les accords de Paris sur le climat, dans l’OMS et l’Unesco, mais aussi les enjeux militaires avec l’OTAN ou commerciaux avec l’OMC. Les Américains voudront prendre le « lead ».

Concernant les accords de Paris sur le climat, les États-Unis vont-ils être de précieux alliés dans la lutte contre le réchauffement climatique et comment vont-ils s’y prendre ? La nomination de John Kerry comme envoyé pour le climat est-elle significative ?

Ce nouveau poste est inédit car Kerry aura aussi le rang de ministre. Il s’agit d’un signal fort. Les États-Unis sont prêts à travailler collectivement avec les autres partenaires mondiaux. Ce qu’ils vont faire va aussi dépendre des rapports de force politiques à Washington. Encore une fois, un Sénat républicain empêcherait les démocrates de mettre en place une grande réforme écologique, par exemple un « green new deal » comme souhaité par Alexandria Ocasio-Cortez et la jeunesse militante. Par ailleurs, les enjeux autour de l’industrie de l’énergie et notamment du pétrole sont énormes sur le plan économique. Ces secteurs industriels ont des lobbies extrêmement puissants pour financer les campagnes électorales. En termes électoraux, c’est un défi pour les démocrates dans certains territoires clés.

Beaucoup de perspectives donc, mais, comme vous l’avez expliqué, encore faut-il que Joe Biden puisse travailler en collaboration avec le Sénat…

Les États-Unis étant très polarisés, il ne faut pas s’attendre à ce que Biden ait les mains libres dans un Sénat à majorité conservatrice. Cependant, il a un passé d’homme de compromis. Il connaît bien et a déjà travaillé avec Mitch McConnell, le chef de la majorité républicaine au Sénat, qui, sans aucun doute, va être un « dur à cuire » et c’est un euphémisme. Trump, par ailleurs, continuera d’être très influent, aussi bien au sein du Parti républicain qu’en dehors. Il sera intéressant de voir comment Trump va nourrir tout un récit de la désinformation autour de l’illégitimité du président Biden. Ce sont des choses assez terrifiantes qui se profilent car l’objectif de Trump est, à des fins lucratives, de faire fructifier sa « marque », son « branding », d’entretenir une influence, un soft power dont le socle sera de fragiliser un peu plus la démocratie et ses institutions.

Propos recueillis par Lou Surrans et Mathilde Muschel, étudiantes du master journalisme de l’Institut de Journalisme de Bordeaux Aquitaine (IJBA).