Du livre : « Sexe et genre des mondes culturels »

Interview des autrices du livre "Sexe et genre des mondes culturels", Janvier 2021

« Un regard international sur les questions de genre dans la culture est indispensable ». Pour l’Observatoire Genre et Géopolitique de l’IRIS, J’ai réalisé un entretien avec Sylvie Octobre (chargée d’études au Département des études, de la prospective et des statistiques, Ministère de la Culture, chercheuse associée au GEMASS) et Frédérique Patureau (chargée d’études au département des études, de la prospective et des statistiques, Ministère de la Culture), qui ont codirigé l’ouvrage Sexe et genre des mondes culturels (Lyon, ENS Éditions, 2020).

 

Marie-Cécile Naves : Pourquoi, dans un livre sur la culture, relier réceptions, productions, médiations au prisme du genre ?

Sylvie Octobre et Frédérique Patureau : L’ouvrage, issu d’un colloque, est la suite d’un premier projet portant sur la question du genre en matière de réception et de pratiques culturelles. Frédérique Patureau travaille sur l’emploi et les professions et Sylvie Octobre, sur les pratiques et les consommations culturelles.

Nous avons voulu relier ces deux objets de recherche parce que représentations de genre et pratiques professionnelle de genre sont liées, les premières se façonnant bien avant l’entrée dans les professions artistiques et culturelles. Ce travail commun est aussi une histoire de rencontres et de complémentarités professionnelles, par exemple avec la sociologue Catherine Marry.

Pour l’organisation de ce colloque « Sexe et genre de la culture », nous avons ainsi constitué un comité scientifique de haut niveau, pluridisciplinaire. Partant de l’idée d’un tripode de niveau d’approche (réceptions, productions, médiations), idée qui avait déjà été travaillée par le collectif Melodie JeanRé (et qui avait donné lieu à publication), nous avons ensemble sélectionné des communications qui tissaient des liens entre au moins deux de ces trois niveaux d’analyse. C’était un pari ! En a découlé ce livre, qui rassemble certaines des communications du colloque et des conférences plénières. L’ouvrage convoque tout à la fois la sociologie, les sciences de l’information et de la communication, l’anthropologie, la littérature, les sciences de l’éducation, la musicologie, la géographie, l’histoire, les études cinématographiques, les gender studies étant transversales.

Les polémiques récentes sur le genre, puis le moment #MeToo, ont fait émerger la thématique dans le débat public voire dans l’agenda politique. Dans ce cadre, nous voulions aussi réfléchir à la prise en compte des politiques du genre dans les institutions culturelles, car là encore les choses évoluent, et les prises de conscience se multiplient depuis le CSA jusqu’aux programmes de la Philharmonie ou les muséographies récentes. Cet aspect a fait l’objet d’un autre ouvrage, publié parallèlement, intitulé Normes de genre dans les institutions culturelles (Paris, Ministère de la Culture/Presses de Sciences Po, 2018). Nous pensons qu’il faut aborder ces thèmes sous tous les angles possibles pour que la réflexion et l’action progressent.

Certes, il est plus facile de parler de genre aujourd’hui. Mais le risque est de penser que les questions d’égalité femmes-hommes sont réglées, alors qu’il n’en est rien. La probabilité est grande, au contraire, d’une « dé-problématisation », d’une simplification, d’une dépolitisation. Il est important, par exemple, d’aller contre l’idée que l’égalité est acquise, que le secteur culturel serait, par une homothétie entre avant-garde esthétique et avant-garde sociale, en avance sur la question du genre : il n’en est rien. Les stéréotypes sont encore nombreux, qui laissent à penser que la création féminine est de moindre qualité, que la réception féminine est plus conservatrice, etc. Il y a quelques années, lorsque l’équipe de Catherine Marry avait travaillé sur les carrières et le genre dans la Haute administration, le ministère de la Culture n’avait pas été retenu sans doute parce que les commanditaires de l’étude pensaient que ce ministère ne posait pas problème…

Depuis, l’enquête y est en cours, et les premiers résultats montrent qu’au ministère de la Culture, comme dans les autres ministères, les carrières des femmes se heurtent aux plafonds de verre, et que les hommes, comme ailleurs, y prennent plus facilement les escalators de verre qui les mèneront aux positions dominantes, avec la bonne conscience de ceux qui pensent que leur femme (forcément extraordinaire) s’est mise en retrait sur le plan de la carrière à la naissance des enfants par pur choix personnel sans que cela n’ait rien à voir avec les contraintes de la vie de cadre supérieur.

Le ministère de la Culture proposant par ailleurs des carrières dans lesquelles la mobilité géographique est un facteur d’avancement (passage en Drac par exemple), les femmes, notamment celles qui ont des enfants, sont également aux prises avec des arbitrages famille/carrière qui les défavorisent, compte tenu de la persistance du stéréotype selon lequel être une « bonne mère » suppose de passer du temps à prendre en charge l’éducation des enfants quand être un « bon père » consiste encore principalement  à répondre aux injonctions de la figure du breadwinner.

En matière de parcours professionnels, l’écart de revenus en défaveur des femmes (de 19 % en moyenne dans l’ensemble des professions culturelles, mais bien plus fortement marqué dans certaines professions historiquement très « masculines », comme la profession d’architecte, 27 %), bien connu, n’est en fait que la « face émergée de l’iceberg » des multiples différences qui, tout au long de la carrière, se cumulent au détriment des femmes. Avant même l’entrée dans le métier, ces différences s’observent au niveau de la formation spécialisée (où, pourtant, les femmes sont plus nombreuses et atteignent, en outre, des niveaux de diplôme plus élevés) : dans les jurys de concours, les femmes sont systématiquement désavantagées ou jugées sur des critères discriminants ; tout au long des cursus, leurs productions sont moins valorisées, elles ont plus de mal à intégrer les collectifs qui, au sein des écoles, constituent les premiers réseaux professionnels qui seront ensuite déterminants pour l’entrée et le maintien dans la carrière…

Malgré une image extérieure de progrès, de créativité, d’élite très diplômée, se cache une réalité sombre du champ culturel : le taux de féminisation global lui-même y est plutôt en retrait de la moyenne de la population active (respectivement 43 % et 49 % de femmes), il tend à stagner depuis ces dernières années, et quelques métiers, très « masculins » (plus de deux tiers d’hommes), peinent à s’ouvrir aux femmes – notamment du fait de la prédominance de modalités de recrutement peu formalisées, faisant une large place à la cooptation par les pairs, au sein de réseaux relationnels à forte composante masculine.

En outre, la porosité croissante entre les catégories de « créateurs » et de « publics », via la montée en puissance des pro-amateurs, renouvelle aussi les problématiques de genre concernant tant la catégorisation genrée supposée des qualités esthétiques/artistiques que les probabilités différentielles du passage à la professionnalisation en fonction des situations de vie (notamment la conjugalité, la présence d’enfants, etc.).

Tout cela nécessite de déconstruire certaines idées fausses qui s’imposent « avec le naturel de l’évidence » et « l’évidence du naturel », d’autant plus fortement que la place des corps biologiques (donc « naturels ») est centrale dans le secteur culturel : que l’on crée ou que l’on consomme, c’est à chaque fois avec son corps. C’est pour cela que nous avons choisi de reprendre le mot « sexe » dans ce travail sur le genre, afin de ne pas laisser le corps dans l’ombre. Il subsiste en outre des angles morts. Par exemple, les sujets LGBT+ ne sont pas encore traités quand il est question de pratiques culturelles, notamment dans les enquêtes quantitatives.

Par ailleurs, il est intéressant de se pencher sur la production grand public. Dans le même temps, des réflexions intenses ont lieu pour déconstruire les stéréotypes. Bon nombre de produits culturels de diffusion massive (comme Fifty Shades of Grey) ou les émissions de téléréalité, (« Les Marseillais » et autres, mais aussi certains talk shows) mettent en scène des formes très stéréotypées de masculinités et de féminités et des rapports de genre basés sur une domination de la masculinité hégémonique (traduite, pour les garçons, par la musculature, une faible psychologisation des rapports et une posture dominante et, pour les filles, par une hyperbolisation des attributs sexuels – poitrine généreuse, lèvres ourlées, taille marquée, cheveux longs, parfois à grand renfort de chirurgie esthétique – et une capitalisation presque exclusive sur la beauté au détriment de l’intelligence et du savoir). Si toutes les conquêtes féministes créent des revers, on peut néanmoins s’interroger sur la portée de ces programmes pour les publics qui les consomment en masse.

C’est pourquoi il est très important de soutenir et réaliser des travaux de recherche sur les contenus produits par les industries du divertissement, sur les choix éditoriaux de celles et ceux qui les produisent. Car bien souvent, ces produits, considérés comme « vulgaires » à bien des égards, ne sont pas « dans le radar » de la Culture et de l’Éducation, ce qui est regrettable pour la portée des politiques d’égalité de genre : il faudrait mieux connaître les stéréotypes et leurs sources pour être mieux à même de les combattre.

M.-C. N. : Pourquoi étudier le sujet à l’international ?

S.O. et F. P. : La production, la consommation et la réception des produits culturels sont intéressantes car ces sujets permettent de réinterroger le caractère très national de l’action publique. Or, dans le cadre de la globalisation des flux culturels, aujourd’hui moins qu’hier, on ne peut traiter de ces sujets par isolats géographiques !

La norme de genre dominante de chaque pays est le produit de caractéristiques locales (en France, la très forte prégnance de la stratification sociale notamment et du poids du diplôme dans les trajectoires des individus) et de caractéristiques globales, liées aux stéréotypes dominants dans les flux culturels globaux (par exemple, le héros américain est toujours séducteur, free rider et indiscipliné, et sa beauté est en général liée à la possession d’attributs « masculins » comme la musculature, le courage et la force physique…).

C’est en décentrant le regard que, par comparaison, on perçoit mieux cette double alchimie du genre. Le détour par l’étranger permet aussi de réfléchir sur des sujets peu traités par l’université française : c’est le cas, par exemple, dans le cadre de questionnements sur le corps, des travaux en études cinématographiques sur la pornographie aux États-Unis.

Du côté des emplois et des professions, il est, là encore, important de regarder ce qui se passe ailleurs, même si l’on préserve des spécificités nationales, notamment liées à la place du secteur public et para-public. L’ouverture est toujours bénéfique. Les travaux du réseau MAGE (Réseau de recherche international et pluridisciplinaire « Marché du travail et genre », animé par des chercheuses et enseignantes-chercheuses de l’université et du CNRS) ont été à cet égard précurseurs et ont bien montré toute la richesse des analyses comparatives. 

M.-C. N. : Quels sont les principaux enseignements de votre livre ?

S.O. et F. P. : L’ouvrage démontre que, dans les mondes de l’art et de la culture, par ailleurs, de solides bastions masculins demeurent, par exemple dans les métiers techniques du spectacle, dans certains métiers d’art, dans ceux de la photographie ou du cinéma : cela tient au fait que l’accès à ces métiers se fait souvent par cooptation, ce qui nuit à la mixité femmes-hommes. Ce manque de formalisation des recrutements en termes de compétences, de prérequis, de critères de technicité favorise l’entre-soi masculin. Les femmes ont aussi plus de mal à se maintenir durablement dans certains métiers où les modalités pratiques d’organisation du travail (travail sur projets, horaires décalés et de nuit, mobilités géographiques, disponibilité immédiate…) rendent particulièrement aiguë la concurrence des temps professionnels et familiaux.

Il faut également, nous le répétons, travailler sur les produits dits « vulgaires ». Ce travail aiderait à comprendre pourquoi certaines politiques de lutte contre les stéréotypes de genre, qui émanent des ministères de la Culture ou encore de l’Éducation nationale, ne fonctionnent pas ou mal. Tant que certains sujets resteront illégitimes pour l’institution, on ne pourra pas progresser autant qu’on le voudrait pour les générations futures.

C’est aussi en travaillant sur le cosmopolitisme que l’on a vu apparaître des éléments insoupçonnés auparavant. Ainsi, les séries télé coréennes, qui connaissent un gros succès dans les classes populaires et les classes moyennes inférieures, sont à la fois très genrées et très innovantes sur le plan des modèles de masculinité et de féminité : on ne retrouve pas grand-chose de la masculinité hégémonique à l’occidentale, même si la domination masculine est préservée, et l’approche des relations de genre y est nettement moins sexuellement démonstrative, même si ces séries n’éludent pas pour autant la question du désir.