« Trump n’a eu de cesse de vouloir détruire la démocratie »

Tchat avec les lectrices et lecteurs du "Monde", le 7.01.21

Le 7 janvier 2021, j’ai dialogué dans un tchat en direct avec les lecteurs et lectrices du « Monde » sur les violences à Washington de la veille et le rôle de Trump. Il en a été tiré une interview.

« Trump n’a eu de cesse de vouloir détruire la démocratie depuis quatre ans, celle-ci ne s’est pas laissé faire »

 

Des partisans de Donald Trump devant le Capitole, à Washington, le 6 janvier 2021.

Le Congrès des Etats-Unis a finalement certifié, jeudi 7 janvier, la victoire de Joe Biden à la présidentielle américaine, après une longue interruption mercredi due à l’intrusion de manifestants pro-Trump dans le CapitoleUne femme blessée par balle par la police dans l’enceinte est morte. Trois autres personnes – une femme et deux hommes – sont mortes aux alentours du Capitole. Et 52 personnes ont été arrêtées dans la capitale, a annoncé mercredi soir la police de Washington. Donald Trump, qui refuse de concéder sa défaite, avait appelé ses partisans à défiler en marge de cette séance protocolaire.

Marie-Cécile Naves, directrice de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et autrice de plusieurs ouvrages sur les Etats-Unis et Donald Trump, a répondu aux questions des lecteurs du Monde dans un tchat.

Ana : La démocratie américaine est-elle abîmée après les événements du Capitole ?

Marie-Cécile Naves : Elle en sort abîmée, en effet, à la fois sur le fond, bien sûr, mais aussi au niveau de l’image des Etats-Unis à l’international, car la nation américaine se définit comme la première démocratie du monde. Mais elle montre aussi qu’elle résiste aux tentatives de déstabilisation : la très forte participation électorale à la présidentielle (et à la sénatoriale de Géorgie) et la certification du vote des grands électeurs, cette nuit, au Congrès en sont deux illustrations fortes.

Trump n’a eu de cesse de vouloir détruire la démocratie depuis quatre ans, celle-ci ne s’est pas laissé faire. Elle peut enfin sortir confortée de cet épisode dramatique, mais il ne faut pas se leurrer : d’autres événements de ce type sont susceptibles de se produire dans un avenir proche.

Brice : Les incidents de mercredi peuvent-ils avoir une incidence durable sur la politique américaine, ou est-ce un coup d’épée dans l’eau de la part des supporteurs les plus radicaux de Trump ?

CNN disait ce matin que le mythe de l’élection volée va vivre longtemps et qu’il est porteur d’un profond potentiel de violence. C’est tout à fait exact. Imposer le récit de la victoire confisquée, de la fraude massive des démocrates, c’est l’objectif de Trump, qui veut partir la tête haute.

Or qu’avons-nous vu hier soir ? Le conspirationnisme en actes. Les effets très concrets du mensonge politique trumpiste. Donc je ne crois pas à un coup d’épée dans l’eau. Cet épisode peut galvaniser encore plus les supporteurs de Trump, qui sont entrés sans problème dans le Capitole, ont pu saccager les lieux pendant plusieurs heures et n’ont pas été inquiétés. Le néofascisme nourri de « fake news » a de beaux jours devant lui, je le crains.

Kikobaus : A-t-on une idée du rapport de force au sein du Parti républicain entre les fidèles de Donald Trump et ceux qui pensent l’avenir du parti en rupture avec le trumpisme ?

Je travaille sur les droites américaines depuis vingt ans, donc je vais observer cela de près. Les courants qui la traversent sont un enjeu majeur. Après avoir uni le Parti républicain derrière lui, Trump est aujourd’hui en train de le diviser entre ceux qui privilégient les institutions et la Constitution et ceux qui misent sur le réservoir de 74 millions d’électeurs trumpistes pour les prochaines échéances électorales (élections de mi-mandat dans moins de deux ans).

Mais enfin, le Parti républicain est responsable de la création du « monstre Trump » qui lui échappe aujourd’hui ! Les élus l’ont soutenu pendant quatre ans, ils ont eu la possibilité de le destituer, mais ne l’ont pas fait. Ils ne découvrent pas aujourd’hui qui il est vraiment. Soit le trumpisme va continuer de prospérer (notamment son idéologie politique consistant à « sauver » l’Amérique blanche et patriarcale, ses obsessions identitaires), soit le parti va se réinventer pour tourner la page, mais cela prendra des années. C’est aujourd’hui un parti affaibli, la perte de la Géorgie (2 sièges de sénateurs) l’illustre.

Blaze : Que va-t-il rester du mandat Trump après son départ ?

Il reste 74 millions d’électeurs et d’électrices qui adhèrent à un projet de société néofasciste ou bien s’en accommodent. Car le vote pour Trump est un vote d’adhésion. Il laisse une société américaine encore plus divisée et polarisée qu’en 2016.

Mais il en ressort aussi un militantisme progressiste extrêmement fort sur les questions économiques, de féminisme, d’antiracisme, de défense de l’environnement, et un engouement citoyen qui sont une réaction au trumpisme et l’ont fait battre dans les urnes. Il reste aussi une nation américaine décrédibilisée sur le plan international.

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Jerder : Les événements de la nuit dernière ne sont-ils pas une voie sans retour pour la démocratie ?

La démocratie américaine a 250 ans, elle en a vu d’autres ! Elle peut aussi comprendre que le signal d’alarme a été tiré et qu’elle doit se renforcer. Elle en a les atouts (dans les textes, chez de nombreux élus, dans la société civile). Certaines choses sont également obsolètes dans son fonctionnement, c’est l’occasion de les dépoussiérer.

Jsbach : N’y a-t-il pas un vrai risque de sécurité internationale, sachant que Trump est en roue libre ?

L’équipe de Biden est en train de prendre les rênes du pouvoir, et les administrations restent en place, donc cela atténue ce risque. Vous savez, Trump est en roue libre, comme vous dites, depuis janvier 2017. Heureusement que les institutions sont demeurées solides.

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Elgreg : Trump risque-t-il d’être chassé du Parti républicain et obligé de créer son parti pour continuer à exister politiquement ?

Créer son parti, non, car le poids de l’argent en politique est tel que c’est impossible. Par ailleurs, c’est un homme très endetté. Mais faire de la récolte de fonds sur le récit mensonger de la victoire volée, de la fraude massive des démocrates, oui, c’est l’un de ses objectifs. Entretenir la « marque », le branding Trump, toujours.

Js. bach : Est-ce que le recours au 25e amendement aurait un sens ou une quelconque efficacité ?

Ce serait surtout symbolique, vu que Biden entre en fonctions le 20 janvier. Mais le symbolique a du poids, cela resterait comme une tache indélébile sur le mandat de Trump. Lequel pourrait aussi, inversement, s’en servir pour nourrir encore et toujours le récit d’un establishment qui est contre lui, et qu’il demeure, lui, l’outsider, seul capable de défendre les intérêts du « vrai peuple ». Trump reste, pour moi, le président du chaos, celui qui a prospéré sur la violence, les clivages, les divisions.

Nicolas : Trump pourrait-il ne pas être invité à l’investiture de Joe Biden ? Cela serait-il légal ? Est-il possible que l’investiture se fasse à huis clos ? Avec autant de fanatisme, comment Joe Biden pourra rester proche des Américains sans risquer un assassinat ?

La cérémonie sera en grande partie virtuelle pour des raisons sanitaires, ce qui limitera la foule, en principe. Est-ce que Trump, même, sera présent pour la poignée de main devant la Maison Blanche ? Rien n’est moins sûr. Il sera peut-être déjà parti, par exemple pour la Floride… Mais on peut aussi craindre des débordements le 20. Qui sait ce qu’il va se passer ?

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TeaForTwo : Kamala Harris, figure en totale opposition avec Donald Trump, n’est-elle pas la véritable vainqueure de l’élections présidentielle américaine ?

Biden et Harris ont gagné ensemble. Harris devient aussi la présidente du Sénat, c’est symboliquement très fort qu’une femme noire occupe cette fonction – et que la Géorgie, avec son lourd passé ségrégationniste, donne la majorité au Sénat. La page Trump est tournée.

Elle se tourne aussi parce que Harris, Biden et leur équipe sont des personnes extrêmement compétentes sur les dossiers. Le népotisme trumpiste, c’était tout le contraire. Il y a, dans ce nouvel exécutif, beaucoup de femmes, de personnes issues de la diversité, mais ce sont des techniciens, des spécialistes. Ils font confiance à la science aussi.

Des partisans de Donald Trump s’introduisent dans le Capitole, à Washington, le 6 janvier 2021. SHANNON STAPLETON / REUTERS

Munich2020 : Si le GOP reste le « parti de Trump », quelles sont les options des démocrates pour éviter que Trump ne se représente dans quatre ans et n’apparaisse comme le seul recours des repubicains ?

Pouvoir mener à bien certaines grandes réformes fiscales, sanitaires. Réduire les inégalités, la pauvreté. Faire repartir l’économie. Mais Biden n’est pas un homme providentiel. Il va aussi devoir gouverner avec un Parti démocrate lui-même divisé entre son centre et son aile gauche et ce ne sera pas facile. Le leadeur de la majorité au Sénat sera un centriste, et la Chambre des représentants compte de nombreuses élues beaucoup plus à gauche. Ces divisions peuvent coûter cher et vont être difficiles à gérer, car les attentes sont énormes. On n’en est pas encore à une candidature de Trump en 2024.

Very Sad : Vous dites qu’« il reste 74 millions d’électeurs et d’électrices qui adhèrent à un projet de société » en parlant des électeurs de Trump, mais sur ces électeurs n’y a-t-il pas une part importante qui a voté avant tout pour le candidat républicain ou contre les démocrates plutôt que pour Trump en particulier ?

En 2016, oui en partie. Beaucoup moins en 2020. Ils ont eu le temps de le connaître. Je maintiens que le vote Trump est un vote d’adhésion, le vote Biden étant plus un vote anti-Trump que pro-Biden.

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Rapoutiny : Pensez-vous que le trumpisme puisse, à terme, faire voler en éclats le bipartisme états-unien ?

Je ne le crois pas, en particulier en raison du poids considérable de l’argent en politique. La dernière campagne présidentielle et législative a occasionné entre 13 milliards et 15 milliards de dollars pour les deux partis. Qui peut récolter de telles sommes ? En revanche, le trumpisme n’est pas circonscrit au champ politique. Il est dans les médias, le champ économique, l’université, etc.

Alex : Peut-on craindre que dorénavant la certification des votes par le Congrès ne soit plus une simple formalité, mais bien un terrain de bataille politique ?

On peut en effet se poser la question, puisqu’une brèche a été ouverte… Trump a fait exploser toutes les normes démocratiques ainsi que les usages.