L’année américaine : féminisme et question raciale

Article dans le numéro "Regards sur 2020" de la "Revue des anciens élèves de l'ENA"

L’élection de Joe Biden à la présidence des États-Unis, en novembre 2020, résulte en grande partie d’un profond sentiment anti-Trump dans la population américaine, relayé notamment par un militantisme de terrain issu de mouvements féministes et antiracistes à l’écho mondial. Article publié dans le numéro spécial de « L’ENA hors les murs », la Revue des anciens élèves de l’ENA, de février 2021, intitulé « Regards sur 2020 ».

Le nouveau président des États-Unis, Joe Biden, doit largement son élection à la volonté de tourner la page de Donald Trump. S’il est encore trop tôt pour savoir si ce dernier conservera un rôle dans le champ politique américain (surtout après l’insurrection du 6 janvier au Capitole), il est probable que son influence demeurera forte durant les prochains mois parce qu’il va alimenter le récit complotiste d’une élection « volée » ou « truquée » par les démocrates. Il n’en demeure pas moins que le vote en faveur de Biden résulte d’une mobilisation électorale historique, permise en grande partie par un militantisme de terrain extrêmement efficace et pragmatique. Ce militantisme n’est pas né en 2016 mais l’élection puis la présidence de Trump lui ont donné un nouvel élan. Il a également eu un écho mondial sans précédent.

Les féministes, première force d’opposition à Trump dès 2017

En janvier 2017, quatre millions de personnes défilaient dans les rues des grandes villes américaines pour protester contre la victoire de Trump. Les Women’s Marches, qui ont répété chaque année pendant quatre ans le même événement, regroupaient alors des militantes féministes de toutes origines, de tous âges et issues de multiples courants, mais aussi des citoyennes et citoyens soucieux d’exprimer leur désapprobation face aux propos sexistes et au projet de société rétrograde de Trump.

Ces manifestations, également organisées dans plusieurs métropoles à l’étranger et très médiatisées cette année-là, ont marqué par leur ampleur et constitueront par la suite un terreau favorable à l’émergence du mouvement #MeToo. En ont par ailleurs résulté l’engagement de nombreuses femmes dans la campagne pour les élections de mi-mandat de 2018 et l’arrivée d’un nombre record d’élues à la Chambre des représentants, essentiellement du côté démocrate. Plus largement, ces quatre dernières années, un puissant militantisme de terrain n’a cessé de faire du combat contre la politique de Donald Trump, hostile aux droits des femmes ainsi qu’à ceux des minorités sexuelles et raciales, l’une de ses priorités.

2020 a marqué une nouvelle étape dans cet engagement contre le président Trump, suite au meurtre, filmé, de George Floyd étouffé par un policier blanc, et à la mort d’autres hommes et femmes noires due aux violences policières. Des manifestations d’une ampleur inédite ont eu lieu dans les grandes villes américaines, mais aussi en Europe, en Asie et en Afrique, mobilisant une foule multiculturelle qui a défilé dans les quartiers d’affaires et résidentiels, et non dans les quartiers noirs défavorisés comme lors des premiers mouvements de Black Lives Matter en 2013-2014. De Kenosha, dans le Wisconsin, à Portland, dans l’Oregon, elles ont perduré pendant des mois. Quelques affrontements ont eu lieu avec la police mais aussi avec des partisans de Trump, issus du suprémacisme blanc. Le président, qui a refusé à plusieurs reprises de reconnaître l’existence d’un racisme systémique aux États-Unis, a entretenu un discours niant les violences policières et accusé les mouvements anti-racistes de mettre en place des actions terroristes et des violences destinées à détruire les « valeurs » et les « fondements » de l’Amérique.

Dans une campagne présidentielle particulièrement tendue, il en fait une stratégie électorale, marquée par le crispation sécuritaire et identitaire, avec à l’appui le leitmotiv du « eux » (les anti-racistes, les féministes, la gauche politique et médiatique) et « nous » (l’Amérique blanche et patriarcale). Donald Trump a ainsi fait du rétablissement de « la loi et l’ordre » un mot d’ordre central en faveur de sa réélection, comme en son temps, mais avec succès, Richard Nixon. Dans des discours extrêmement offensifs, son adversaire Joe Biden l’a en retour accusé de souffler sur les braises des clivages raciaux, sociaux et genrés de l’Amérique, le qualifiant de président « toxique » qui alimente le chaos, et ce, alors que les populations noires figurent parmi les plus touchées par la Covid-19.

Le militantisme anti-raciste et féministe s’est traduit dans les urnes

De l’ex-élue de Géorgie Stacey Abrams à LaTosha Brown, co-fondatrice du Black Voters Matter Fund, en passant par Kamala Harris elle-même ou le couple Barack et Michelle Obama, l’engagement militant et communautaire des Africains-Américains, et en particulier des femmes, a joué un rôle immense dans l’élection de Biden. Ce militantisme de terrain a été décisif dans certaines parties du territoire comme les régions de Philadelphie, Detroit ou Atlanta pour encourager la population à s’inscrire sur les listes électorales et à voter démocrate. Lors de la soirée de la victoire, la vice- présidente élue a insisté sur le fait que les femmes noires, souvent négligées par le politique et les médias, sont le « backbone », autrement dit la « colonne vertébrale », de la démocratie. Le lien entre militantisme féminisme et anti-raciste, d’une part, et militantisme du parti démocrate, de l’autre, a été déterminant pour faire gagner le tandem Biden-Harris dans les territoires-clés (grandes villes et banlieues résidentielles de la Rust Belt et de Géorgie) et donc pour remporter la majorité des grands électeurs.

Alors que nous sommes, aujourd’hui, les témoins d’une accélération de l’histoire et d’une amplification de la géographie des mouvements féministes dans le monde, alors que se mettent en place les prémisses d’une internationale anti-raciste, les États-Unis sont apparus en 2020 comme l’un des terrains privilégiés de ces revendications en faveur de l’égalité. Mais d’un pays à l’autre, les influence intellectuelles, théoriques, militantes, culturelles circulent plus que jamais. L’idée de frontières hermétiques sur les plans tant géographiques que conceptuels ou politiques des mouvements en faveur de l’émancipation des femmes et des minorités est spécieuse.

Parler d’un « anti-racisme » ou d’un « féminisme » à l’américaine n’a donc plus de sens. L’année 2020 a également montré que ces deux engagements avaient en commun de défendre un universel davantage inclusif et qu’ils étaient inséparables des combats pour préserver l’environnement et défendre la science contre les désordres de l’information et le conspirationnisme. L’exemple américain illustre de manière emblématique en quoi les mobilisations féministes et anti-racistes sont porteuses d’une forte capacité mobilisatrice en démocratie et en quoi elles participent de la promotion du projet d’un monde durable.

La question qui se pose aujourd’hui est double : quelle place le président Biden donnera-t-il aux militants et militantes anti-racistes et féministes, et sera-t-il en mesure de mettre en œuvre son programme, ambitieux, en faveur de l’égalité de genre et de l’égalité raciale ? Les rapports de force auxquels l’exécutif ne manquera pas d’être confronté au Sénat, avec les républicains, et à la Chambre, avec l’aile gauche du parti démocrate, se joueront notamment sur ces sujets qui concernent de nombreux domaines de son agenda. Enfin, si la participation électorale record de 2020 est un espoir pour une démocratie mise à mal pendant quatre ans par le trumpisme, si l’on peut qualifier cette élection de revanche du politique, le chemin vers une société plus tolérante est encore long. La présidentielle américaine de 2020 aura en effet montré que de très nombreux Américains sont séduits par, ou peu regardants sur, un projet d’extrême droite, puisque Trump a gagné douze millions de voix en quatre ans.