« Le féminisme peut enrichir le politique »

Interview pour "Alternatives économiques", le 20.02.21

Le 20 février 2021 a été publiée l’interview que j’ai accordée à Catherine André pour « Alternatives économiques » sur mon livre « La démocratie féministe. Réinventer le pouvoir ». Nous avons parlé de la manière dont le féminisme repolitise la société, est utile au politique et à la politique.

Qui mieux que le féminisme peut lutter contre le pouvoir politique prédateur de gouvernements autoritaires, de Donald Trump à Jair Bolsonaro, sur les autres et sur la planète ? L’argument est défendu par Marie-Cécile Naves, spécialiste des Etats-Unis, des études de genre, de féminisme et d’égalité femme-homme. Politiste, directrice de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), où elle supervise l’Observatoire genre et géopolitique, elle est notamment l’autrice de Trump, la revanche de l’homme blanc (Textuel, 2018) et de Géopolitique des Etats-Unis (Eyrolles, 2018).

Dans son dernier ouvrage, La démocratie féministe. Réinventer le pouvoir (Calmann-Lévy, 2020), Marie-Cécile Naves avance que le féminisme, outil épistémologique et politique, apporte un autre récit, une autre approche du réel et, partant, un renouveau démocratique.

L’élection de Joe Biden et de Kamala Harris, le changement de style de gouvernement par rapport à celui de Donald Trump, peuvent-ils être analysés comme un aboutissement des luttes féministes ?

Joe Biden se fait élire en grande partie grâce aux mobilisations de terrain qui démarreront dès janvier 2017. Celles des féministes en premier lieu. Les women’s marches formeront les plus grandes manifestations au monde, rassemblant quelque 4 millions de personnes, d’une ampleur totalement inédite aux Etats-Unis depuis les années 1960. Puis, avec les mobilisations écologistes, antiracistes et celles qui dénoncent les inégalités socio-économiques.

Une fois investi par le Parti démocrate, le futur Président est alors galvanisé dans son opposition à Donald Trump et dans son idée de proposer un autre projet de société. Ce qui est fascinant dans cette campagne, et qui inspire un certain nombre de candidats à gauche en France pour les présidentielles de 2022, c’est que les militantismes progressistes sont parvenus à ne pas fonctionner en silo et à s’unir derrière Joe Biden pour le faire gagner. Dans le même temps, un mouvement d’engagement citoyen très fort se double du militantisme de terrain du Parti démocrate.

L’ensemble de ces mouvements partageait le besoin de recréer de l’espoir, des communs et de tourner la page Trump. Existait aussi volonté de donner à voir au monde l’Amérique telle qu’elle est, diverse, où les femmes et les minorités sont amenées à occuper des postes à responsabilité – pas seulement pour des raisons d’éthique mais aussi parce qu’il s’agit de personnes extrêmement compétentes de par leur parcours professionnel, leur expérience de terrain, leur histoire.

Une dimension systémique prédomine dans l’élection et dans les premiers jours de la présidence Biden-Harris, à la fois dans le ton, dans les nominations à travers un véritable enjeu de représentativité, et dans les premières mesures qui ont été annoncées, avec le soutien aux LGBTI notamment. La création récente du Gender Policy Council, qui vise à intégrer systématiquement une attention aux questions d’égalité femme-homme dans tous les sujets de l’agenda, est, elle aussi, très novatrice.

Peut-on qualifier l’agenda de Joe Biden d’intersectionnel ?

Selon moi, Joe Biden est un président intersectionnel. Il a tout à fait compris qu’il faut à la fois traiter les questions des inégalités sociales, de genre et de race, et les inégalités territoriales. Non pas pour essentialiser les gens et les réduire à ces discriminations-là, mais au contraire pour créer une société plus universelle, plus intégratrice et plus unifiée. L’utopie politique est très présente, son agenda très politique, mais c’est une manière de répondre à l’Amérique des insurgés du 6 janvier.

Y aura-t-il des séquelles des années Trump ?

Inévitablement, et le procès pour impeachment qui vient de se dérouler en dit aussi beaucoup sur la résistance à cette Amérique de Biden et sur les effets du trumpisme à long terme sur le rapport aux faits et à la vérité, à la réalité telle qu’on veut la raconter pour plaire à un électorat, le refus de se remettre en question et le rejet de la science. Egalement sur l’aigreur, le refus de perdre, de partager le pouvoir avec des femmes et des Noirs, la peur des autres et de l’avenir.

Cette résistance est le prolongement d’une présidence que l’on peut qualifier de « viriliste », de dominatrice sur le fond et sur la forme. C’est sur un rejet profond de tout cela dans la société américaine que Joe Biden et Kamala Harris se feront élire. Il ne faut pas s’attendre, cependant, à ce que ce nouveau gouvernement soit socialiste, certainement pas. Ni de la part de Joe Biden, ni de celle de Kamala Harris. La présidence Biden sera centriste, mais son programme est le plus à gauche depuis les années Johnson.

En face, l’Amérique trumpiste reste puissante et revancharde. Nombre d’élus républicains continuent à soutenir Trump par opportunisme politique en vue des prochaines élections législatives de 2022, et parce qu’ils voient qu’il demeure populaire. Donald Trump, c’est 74 millions d’électeurs, 12 millions de plus qu’en 2016. Barack Obama le soulignait sur France Inter récemment : une partie de l’Amérique se sent perdante dans la mondialisation économique et culturelle, et cherche des responsables à ses difficultés d’accès à l’emploi. Il ne s’agit pas de l’Amérique la plus démunie, mais plutôt des classes moyennes, qui ne supportent pas le sentiment de déclassement social, culturel, genré.

Vous mettez en rapport la montée des pouvoirs autoritaires dans le monde avec la « crise d’identité du masculin ». De quelles façons s’articulent-elles ? 

Quand j’évoque cette partie de la population qui se sent menacée par certaines évolutions économiques et culturelles, je fais référence à la fragilisation de certaines industries traditionnelles, à la fois parce qu’elles ne sont plus rentables, mais aussi parce que l’exploitation des ressources de la planète et les industries extractives polluantes sont contestées par les mouvements écologistes. Si elles ont commencé leur déclin dans les années 1970, elles ont continué à avoir leur heure de gloire pour certaines par la suite car elles ont été beaucoup soutenues par les Etats via des financements publics. Dans certaines valeurs stéréotypées du masculin, on est plutôt dans la valorisation de l’effort, de la productivité à tout prix, et on pourrait presque dire dans celle de la destruction. Plus on exploite, plus on détruit la planète, plus on produit.

Or, ces secteurs relatifs à l’industrie traditionnelle, l’exploitation des ressources, de la nature, le travail dans les mines ainsi que dans l’agriculture traditionnelle fournissent beaucoup d’emplois masculins. Ces derniers sont de plus en plus menacés dans les pays riches – et c’est également le cas au Brésil –, par la mondialisation, par la pression exercée par les écologistes, par les nouvelles normes de responsabilité sociétale des entreprises (RSE)…

Parallèlement, on assiste à la montée en puissance des secteurs des services, du soin, davantage pourvoyeurs d’emplois, où l’on trouve une majorité de femmes, souvent issues des minorités. Se conjuguent donc des faits et un ressenti dont il faut aussi tenir compte en politique : il est nécessaire de reconstruire un projet commun dans lequel toutes et tous peuvent se reconnaître. Cependant, ce n’est pas pour autant qu’il faut donner raison à l’Amérique raciste et misogyne qui a accusé la gauche et Obama de tous les maux, mais qui est encore plus galvanisée et violente après quatre années de Trump. « L’homme blanc en colère » n’est pas la victime qu’il prétend être.

Ce ressenti de mise en danger identitaire est-il exacerbé par le changement de génération, marqué notamment par l’importance prise par de jeunes femmes militantes, dont Greta Thunberg ?

Absolument. C’est flagrant dans les critiques qui sont formulées à l’égard de cette génération et des mouvements de la jeunesse en faveur du climat, où les jeunes militantes sont particulièrement prises pour cible par le monde économique et politique très masculin. Pour essayer de disqualifier leur rôle dans l’espace public, ces derniers renvoient ces jeunes leaders, notamment les femmes, au fait qu’elles sont des adolescentes, on se moque de leur physique. Greta Thunberg, par exemple, est très peu attaquée sur le fond scientifique de ses arguments. Mais plutôt sur le fait que c’est une jeune fille et qu’elle ferait mieux de retourner à l’école, qu’elle n’a pas sa place dans l’espace public. Ces critiques sont fréquentes en France.

Plus largement, il s’agit de tenter de disqualifier le rôle féminin dans l’espace public qui n’entre pas dans les stéréotypes habituels. Greta Thunberg incarne le contraire du rôle traditionnel de la femme silencieuse, docile, glamour, et qui n’est pas en colère… Je pense que cela joue beaucoup dans l’aigreur, la rancœur, voire la haine, que ces jeunes militantes peuvent susciter. On retrouve d’ailleurs le même rejet dans le cas du mouvement antiraciste : les militantes antiracistes sont davantage attaquées que les militants. Sans parler des féministes.

Le féminisme bénéficie de l’apport des revendications portées par cette génération de nouvelles militantes, et du mouvement #MeToo qui démarre en 2017 aux Etats-Unis, lancé par une actrice américaine sur Twitter. Est-ce un tournant ?

Le mouvement #MeToo prend son essor dans la continuité de l’affaire Weinstein. Jodi Kantor et Megan Twohey, les deux journalistes qui ont publié dans le New York Times l’affaire Weinstein, racontent que leur enquête a été d’autant plus relayée dans les milieux artistiques et médiatiques qu’elle se situait au temps de l’Amérique de Trump. Mais avant le mouvement #MeToo, de grandes mobilisations féministes s’étaient déjà produites ailleurs dans le monde, en Argentine notamment, en Espagne, ce qui montre, comme le dit le sociologue Eric Fassin, qu’il n’y a plus de centre et de périphérie du féminisme à l’international mais des circulations mondiales. Ce ne sont plus les mouvements occidentaux qui vont inspirer les mouvements du Sud. Les influences, que celles-ci soient d’ordre théorique ou pratique sur les types de revendications, passent les frontières.

Si #MeToo est un phénomène plutôt occidental, il s’appuie sur les grands mouvements de revendication en Argentine, sur certaines revendications qui ont émergé lors du printemps arabe. Même si ce dernier a été vite réprimé, apparaissaient déjà les prémices de cette internationale féministe, qui seront amplifiées par l’outil des réseaux sociaux. Sans les hashtags, tout ceci ne se serait pas produit de la même manière.

Cette onde de choc lancée par #MeToo n’a pas baissé depuis trois ans et demi. Elle continue d’être appropriée par des femmes dans d’autres parties du monde, notamment en Afrique et en Asie, en dépit du poids des lois et des cultures où il est beaucoup plus difficile de parler et de dénoncer. Le récent #MeTooInceste provoque, lui aussi, de nombreuses dénonciations et des démissions en chaîne qui mettent au jour des systèmes de domination, d’entre-soi tout à fait délétères, excluant délibérément les femmes des postes de décision.

Qu’en est-il au Brésil ?

Dans le Brésil de Bolsonaro, c’est aussi une guerre contre les femmes et les minorités sexuelles ou ethniques qui est menée par le pouvoir en place avec une limitation systématique des droits, et c’est aussi chez les féministes que l’on trouve la première force d’opposition au gouvernement. L’assassinat de la militante Marielle Franco en 2018 a renforcé ces mobilisations.

La société française est-elle encore fortement patriarcale ?

Oui, dans la mesure où l’immense majorité des postes de pouvoir sont encore non seulement occupés par des hommes, mais par des hommes qui viennent des mêmes milieux sociaux et des mêmes circuits de formation, dont les grandes écoles, les mêmes réseaux de cooptation. Le fait de gouverner dans un entre-soi, avec des personnes issues du même monde que vous, rend plus difficile l’acceptation d’autres regards sur le réel. On voit par exemple le malaise que beaucoup de dirigeants politiques entretiennent avec le monde universitaire, avec de nombreux préjugés sur la recherche, notamment en sciences humaines et sociales. Cela explique aussi pourquoi ils ne comprennent pas les difficultés des étudiants aujourd’hui.

Beaucoup se méfient aussi de la jeunesse et de ses revendications. C’est un monde qui leur est complètement étranger. Cet autre univers, celui de la recherche académique et des savoirs citoyens, pourrait pourtant enrichir la décision publique. Là encore, le féminisme a beaucoup à apporter.

Le fonctionnement de la justice et les lois sont encore par ailleurs extrêmement marqués par la domination masculine. Les moyens dévolus à la justice, notamment celle des mineurs, sont très faibles, sans parler du fait que les violences sexuelles ne sont quasiment jamais condamnées. Cela a à voir avec le rapport de l’Etat à la vulnérabilité et à la fragilité. Sont-ils des sujets suffisamment « nobles » ?

Quel serait l’apport d’une démocratie féministe dans une réinvention de l’exercice du pouvoir ?

Parmi d’autres approches de la réalité et d’autres sources d’inspiration, le féminisme peut enrichir le politique, à la fois dans la manière de gouverner, l’agenda, la communication. Notamment par son rapport à la science, au fait de faire confiance aux sciences sociales, pour déconstruire les évidences et les habitudes de pensée. C’est aussi, chausser les lunettes du genre, comme on dit en sociologie, car pour l’instant tous les sujets de l’agenda national et international qui se disent neutres par rapport au genre sont en fait éminemment genrés, dans le sens où ils perpétuent les stéréotypes : la santé, l’éducation, le sport, l’environnement, le développement, les nouvelles technologies…

La question du Covid est tout à fait emblématique. Sans les lunettes du genre pour comprendre un certain nombre de choses, d’énormes angles morts persistent. On ne voit pas, par exemple, que les femmes sont les premières victimes des dérèglements climatiques, des déplacements forcés de populations, mais aussi qu’elles sont des actrices majeures du changement sur le terrain.

Quels sont les pays déjà emblématiques et annonciateurs de ces possibilités ?

Taiwan, par exemple, a très bien géré la crise du Covid, notamment parce que le gouvernement a fait appel aux savoirs citoyens pour définir les besoins de la population. La ministre taïwanaise du Numérique, Audrey Tang, par ailleurs transgenre, a misé sur des outils numériques participatifs et citoyens pour lutter contre le Covid : après qu’un « civic hacker » a créé une interface pour dire où trouver des masques dans le pays, elle a fait de ce « hack » un service public en l’espace de 24 heures, et d’autres ont suivi.

Le fait qu’il y ait des femmes au pouvoir en Nouvelle-Zélande, en Islande, en Norvège est la résultante de la tradition plus paritaire dans ces pays, de manières de faire de la politique qui font plus confiance à la société civile, d’un Etat-providence bien développé dans les pays du Nord, avec davantage qu’ailleurs de solidarité, d’écoute et soin de l’autre.

Les femmes accèdent depuis plusieurs années déjà aux postes à responsabilité. De par leur expérience personnelle, et non parce qu’elles sont nées femmes, ces dirigeantes sont plus conscientes de la nécessité de prendre en compte les questions d’empathie, de vulnérabilité, de solidarité, et du fait qu’il existe une vraie demande sociale pour celles-ci. Ces préoccupations sont beaucoup moins présentes dans des systèmes politiques plus verticaux, et dirigés majoritairement par des hommes. Jacinda Ardern, en Nouvelle-Zélande, a mis les dix-sept Objectifs de développement durable (ODD) au cœur de son action.

Etes-vous plutôt optimiste sur les chances d’avènement de cette société féministe ?

Je ne dis pas que le féminisme va tout changer, mais je le crois indispensable sur les plans politique et épistémologique. Il s’appuie sur une somme de connaissances scientifiques et de terrain qui nourrissent la pensée critique. Il est profondément pacifique, en plus d’être créatif. Outre le fait qu’elle le prendrait davantage en compte et qu’elle ferait de la science un outil systématique d’aide à la décision, une société féministe s’appuierait donc bien davantage sur les savoir-faire citoyens et militants, qui se sont beaucoup nourris des combats des femmes, comme l’écoféminisme par exemple. Cela répond aussi à une vraie demande de participation citoyenne à la vie politique.

On a beaucoup de raisons d’être optimistes. Tout d’abord, grâce à l’effet générationnel présent dans beaucoup de pays du monde. Une grande partie des revendications d’émancipation, de solidarité, de préservation de l’environnement sont portées par les jeunes générations. Celles-ci sont par ailleurs plus éduquées, même si beaucoup de progrès restent à faire en matière d’éducation, notamment en faveur des filles. Et elles sont plus ouvertes sur le monde.