Ma note de lecture sur « Peau. A propos de sexe, de classe et de littérature », de Dorothy Allison (Cambourakis, 2015), publiée sur l’Observatoire Genre et Géopolitique de l’IRIS, le 20 février 2021.
Dorothy Allison est romancière, essayiste, militante LGBT et féministe. Elle est l’autrice du très remarqué roman « L’histoire de Bone », publié en 1992, dans lequel elle raconte son enfance au sein d’une famille ouvrière blanche en Caroline du Sud, dans les années 1950-60. Elle y décrivait l’alcoolisme, la violence, notamment sexuelle (dont l’inceste et les coups dont elle a été victime de la part de son beau-père). La stigmatisation et la honte sociales étaient une norme, peu questionnée par son milieu d’origine et vécue comme un destin.
« Peau » est un recueil de courts essais, au sens américain du terme, paru en 1994 et réédité en français en 2015 dans la collection « Sorcières » par les éditions Cambourakis. Ce livre reste particulièrement d’actualité à trois titres : les violences sexuelles contre les enfants, la contribution des romancières et militantes au combat féministe (international), les apports conceptuels et critiques de l’intersectionnalité.
Les textes d’Allison, qui font, tour à tour ou simultanément, appel aux registres autobiographique, militant et scientifique, répondent, selon elle, au « besoin de rendre mon monde crédible pour des gens qui ne le connaissent pas », ce qui « constitue en partie la raison pour laquelle j’écris. » Il s’agit de faire surgir la vérité dans l’écriture parce que, ajoute-t-elle : « Je sais que souffrir ne rend pas noble. Cela détruit ». Allison explique qu’il lui a fallu à la fois « se cacher » comme lesbienne dans le Sud américain dans les années 1960, mais aussi « cacher ses origines populaires » dans le champ LGBT, intellectuel, militant et urbain, durant la décennie suivante.
Au sujet de son enfance et de son adolescence, elle dénonce ce qu’elle nomme un « mythe du pauvre » aux États-Unis, un mythe du « bon pauvre », alors que, écrit-elle, « nous étions ce ‘ils’ dont tout le monde parle – les pauvres bougres ». Or, en effet, « la pauvreté décrite dans les livres et les films était romantique, elle servait de toile de fond à l’histoire de personnages qui arrivaient à s’en échapper. La pauvreté dont les intellectuels de gauche faisaient le portrait était tout aussi romantique (…). Le héros de la classe ouvrière était invariablement masculin, moralement indigné et inhumainement noble. La réalité faite de haine de soi et de violence était absente ou caricaturée. La pauvreté que je connaissais était monotone, anesthésiante, avilissante ; les femmes y avaient du pouvoir, mais selon des critères qui n’apparaissaient pas comme héroïques au reste de la société ».
Dorothy Allison explique que son engagement politique a, du reste, profondément choqué sa famille, car, dans son milieu, on ne se révoltait pas contre l’ordre établi, « on faisait confiance à la chance ». Transfuge de classe, elle a tout à fait conscience de correspondre, par la suite, au mythe de la pauvre finalement méritante.
Mais, l’autrice poursuit : « Je sais que j’ai été haïe parce que j’étais lesbienne, à la fois par la ‘société’ et par le milieu plus intime de ma famille au sens large, mais j’ai été globalement haïe ou méprisée (…) par des lesbiennes dont le comportement et les pratiques sexuelles avaient été forgées par leur classe sociale. Mon identité sexuelle est intimement liée à ma classe sociale et à ma région d’origine, et la haine dirigée contre mon milieu social ». Dans ce dernier, le racisme était également très présent : « ils et elles maintenaient qu’il y avait certaines formes de travail, dont celui de femme de ménage, qui étaient seulement pour les Noir.e.s, pas pour les Blanc.he.s ».
Dorothy Allison a mis du temps à pouvoir s’affirmer dans le milieu LGBT et féministe, garant, sur le papier, de liberté et d’épanouissement. En effet, analyse-t-elle : « La théorie féministe traditionnelle a eu une compréhension limitée des différences de classes ainsi que de la façon dont la sexualité et le moi sont façonnés à la fois par le désir et le déni. (…) J’ai feint d’ignorer combien ma vie fut façonnée par le fait de grandir pauvre, pour ne parler que de l’influence de l’inceste sur mon identité de femme et de lesbienne. » S’il y a un mythe du pauvre, il y a donc aussi un mythe de la lesbienne.
Pour Allison, l’ambition était de ne plus être à la marge, d’avoir une vie comme les autres. En somme, d’intégrer un universel. Car, dit-elle, même si vous êtes lesbienne, même si vous êtes née pauvre, « vous êtes tout de même conditionnée par [l’]hégémonisme, ou par votre résistance à celui-ci. Le seul moyen que j’ai trouvé pour résister à cette tendance hégémonique du monde fut de m’inclure dans quelque chose de plus grand que moi. En tant que féministe et lesbienne radicale (…), le besoin d’appartenance, afin de me sentir en sécurité, était tout aussi important pour moi que pour n’importe quel.le citoyen.ne hétérosexuel.le apolitique, et parfois même plus important, puisque le reste de ma vie était fortement engagé dans le combat ».
Dorothy Allison explique ce besoin d’un universel, qu’elle n’a pu atteindre qu’en comprenant et donc en déconstruisant son histoire et les multiples identités que les autres lui ont assignées, imposées, depuis son plus jeune âge. C’est par l’analyse intersectionnelle qu’elle parvient à se désessentialiser, à devenir elle-même.
En guide de coda, ajoutons ce passage, écrit en 1993, qui annonce le trumpisme : « L’horreur de la hiérarchisation en classes, du racisme et des préjugés, c’est que des personnes commencent à croire que la sécurité de leur famille et de leur communauté dépend de l’oppression des autres, que, pour que quelques-un.e.s puissent vivre bien, d’autres doivent voir leurs vies mutilées et violentées. C’est une conviction qui prédomine dans notre culture ». Près de trente ans après leur parution originale, ces essais demeurent très éclairants.