Partout, l’extrême droite contre la démocratie

Comme le montre la journaliste et autrice Anne Applebaum dans son dernier ouvrage, «Démocraties en déclin. Réflexions sur la tentation autoritaire», la menace de partis ou d’idées issus d’une extrême droite qui s’efforce de disqualifier les institutions, les droits et les libertés, voire le processus électoral lui-même, n’épargne aucune démocratie occidentale. Post paru sur mon blog de Mediapart, le 30 juin 2021.

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Son blog a échoué. Il reste banni des réseaux sociaux. Hormis dans quelques meetings, on ne l’entend presque plus. Et cependant, Donald Trump exerce toujours une influence considérable aux États-Unis et au-delà de leurs frontières. Une majorité d’électeurs et d’électrices républicain.e.s demeure convaincue que l’élection présidentielle de 2020 a été volée par Joe Biden et que les démocrates ont fraudé en masse. Du côté des élu.e.s du Grand Old Party, c’est encore pire : seul.e.s six sénatrices et sénateurs sur 50 (et 35 représentant.e.s sur 212) ont voté en faveur de la création d’une commission indépendante pour enquêter sur la tentative d’insurrection au Capitole, le 6 janvier dernier.

Là réside l’une des grandes victoires d’un Trump déchu : entretenir la peur dans le parti républicain en feuilletonnant son retour, laisser entendre qu’il va se représenter en 2024, exercer un pouvoir de nuisance contre celles et ceux qui, à droite, souhaitent tourner la page de sa présidence, car il représente un potentiel de près de 75 millions d’électrices et d’électeurs. Le grand test sera les élections de mi-mandat, en novembre 2022 : parviendra-t-il à imposer des candidat.e.s qui lui sont fidèles (ce qui pourrait, d’ailleurs, être contreproductif pour le parti) ou bien le courant anti-trumpiste l’emportera-t-il ? Comme en 2016, il s’agirait moins, pour Trump, de gouverner que de gagner. D’effacer l’affront de 2020. On apprenait il y a quelques jours, dans la presse américaine, de nouvelles révélations sur l’ampleur des tentatives du clan trumpiste, entre novembre 2020 et janvier 2021, pour faire changer le résultat de la présidentielle et la résistance du ministère de la Justice contre ces manœuvres. Aujourd’hui encore, près de huit mois après le scrutin, des États fédérés visent à lancer de nouvelles enquêtes pour « prouver » que Biden a triché.

Le « big lie » de Trump fait des émules

Ailleurs dans le monde, le refus de reconnaître sa défaite lors d’une (future) élection démocratique se banalise de la part de dirigeant.e.s d’extrême droite. Le legs du trumpisme, c’est cela. Miner la légitimité du fonctionnement démocratique lorsqu’il n’est plus possible de le mettre à son service. C’est aussi, inséparablement, perpétuer l’idée d’une menace sur une identité occidentale chrétienne et patriarcale, fantasmée et mythifiée, par une gauche culturelle, intellectuelle et militante décrite comme antipatriotique. Selon un sondage réalisé par Public Religion Research Institute et le Interfaith Youth Core, 15 % des Américain.e.s sont convaincu.e.s par la théorie complotiste de QAnon selon laquelle un groupe de pédophiles, proches des démocrates, contrôlent une partie du pouvoir. La même proportion pense que « les patriotes pourraient avoir recours à la violence » pour restaurer l’ordre dans le pays. C’est, toujours, le complotisme et la haine comme prisme d’analyse du monde, mais c’est aussi un modèle économique, une cash machine. Et loin de s’essouffler, la dynamique prend partout de l’ampleur.

« Démocraties en déclin », démocratie en déclin

Anne Applebaum est journaliste et autrice ; elle écrit aujourd’hui notamment pour le magazine The Atlantic. Dans son dernier ouvrage, paru en français en 2021 sous le titre Démocraties en déclin. Réflexions sur la tentation autoritaire, elle raconte, à partir de ses observations de terrain et de son expérience professionnelle et personnelle, dans les États-Unis de Trump, au Royaume-Uni pendant la campagne du Brexit, en Hongrie avec Fidesz, en Pologne avec Droit et Justice, en Espagne avec Vox et en France avec le Rassemblement National, que les démocraties occidentales sont menacées à court et moyen terme par une extrême droite revancharde, conspirationniste et fondamentalement hostile aux libertés et droits individuels, mais aussi aux institutions démocratiques. Applebaum se classe à droite, ce qui est d’autant plus intéressant. Elle qui a vu basculer nombre de ses relations de travail et de ses proches dans le camp néo-fasciste témoigne que la mise en garde contre la montée de l’extrême droite ne doit pas venir que de la gauche.

Sur France Culture, récemment, elle expliquait que « les théories du complot ont remplacé les grandes idéologies. Il n’y a plus besoin de thèses politiques sophistiquées pour convaincre les gens. Il suffit d’une théorie du complot assez puissante pour saper le système démocratique et pour donner aux acteurs anti-démocratiques les moyens de gagner les élections et ensuite ils peuvent saper le système politique. Ils cherchent à rester au pouvoir en changeant les règles. » Changer les règles, c’est exactement ce qu’a fait Viktor Orbán (en s’octroyant par exemple les pleins pouvoir pendant la Covid). C’est ce que sont en train d’essayer de faire les élu.e.s soutiens de Trump en Géorgie, en Floride, au Texas et dans quasiment tous les États fédérés américains selon le Brennan Center for Justice : des lois locales (limitation, voire interdiction du vote anticipé ou par correspondance, suppression d’électrices et d’électeurs des listes électorales, etc.) risquent de restreindre l’accès aux urnes pour certaines minorités (surtout les Noir.e.s), les plus démuni.e.s et les jeunes.

Dans ces lois et projets de loi, il est également question de donner aux autorités des États fédérés des moyens de renverser le résultat de l’élection, ni plus, ni moins. Et ces textes sont également défendus par celles et ceux qui, au parti républicain, à l’instar de la représentante Liz Cheney, ont critiqué Trump pour son refus d’admettre la victoire de Biden. Toute l’attention du parti républicain est concentrée sur la restriction de l’accès au vote, et nullement sur la préparation, en termes de programme, des scrutins de 2022 et 2024. Joe Biden s’efforce de faire passer deux lois fédérales pour protéger le droit de vote, et les tractations, difficiles, sont en cours au Congrès. Son administration a également annoncé porter plainte contre l’État de Géorgie. En outre, une vingtaine d’États fédérés sont le théâtre de ripostes via des mesures visant à protéger le droit de vote, preuve que la démocratie américaine continue de résister aux attaques qui la visent.

Le bruit de la polémique pour empêcher le débat démocratique

Dans un vacarme permanent de polémiques épuisantes, il s’agit pour l’extrême droite et ses soutiens d’imposer des thèmes obsessionnels et de créer de faux récits : fin de la civilisation occidentale, féminisme, droits des LGBTI, anti-racisme, immigration, islam… Sounds familiar ? C’est la logique des « préjugés nécessaires », rappelle Applebaum, en référence à Charles Maurras. Il n’y a plus de conversation. Le débat démocratique disparaît puisqu’il faut réduire les adversaires au silence, tout en leur retournant l’accusation de censure. Il s’agit aussi et finalement, jour après jour, de délégitimer les cadres de la démocratie pour promettre, voire souhaiter le chaos. Quand Trump dit : « je n’ai pas perdu l’élection, elle m’a été volée », il signifie : « ne croyez plus dans le système démocratique, ne croyez plus dans l’élection ». Il demande un plébiscite. Ce n’est pas la démocratie.

Anne Applebaum explique en détail comment le mensonge, le truchement des faits, le complot sont communs aux régimes et courants réactionnaires actuels, polonais, hongrois, trumpiste et autres, avec par exemple le récit antisémite sur George Soros comme toile de fond commune. « Les gens ont toujours eu des opinions différentes. Désormais, ils ont des faits différents », écrit-elle.

L’autrice de Démocraties en déclin insiste également sur la trahison des clercs, détaillée il y a 100 ans par Julien Benda : ceux et celles qui, aujourd’hui encore, ont plus à gagner qu’à perdre avec une extrême droite aux commandes sont ses « acolytes prêtant leur voix aux doléances, manipulant le mécontentement, canalisant la colère comme la peur et imaginant un avenir différent ». Ainsi, dit la journaliste, ces mouvements extrémistes « ont besoin de membres de l’élite intellectuelle et instruite qui les aident à guerroyer contre leurs pairs, même contre leurs condisciples universitaires, leurs collègues et leurs amis. » L’élite, explique Applebaum, a ses propres aigreurs et peurs, qui ne sont pas l’apanage des red necks parfois caricaturés du Midwest américain : cette élite a peur de ne pas être assez reconnue, récompensée, décorée. Elle sait qu’elle risque de perdre son pouvoir, ses postes, son influence si les revendications démocratiques d’émancipation continuent (et elle le feront) de s’affirmer.

Le président Biden a fait de la défense de la démocratie l’un des axes de sa politique intérieure comme extérieure, comme on l’a vu lors de son récent voyage en Europe. « Quand les conditions sont réunies, toute société peut se retourner contre la démocratie », dit Anne Applebaum. Son livre, clair et documenté, invite à y réfléchir sérieusement.

 

[1] Grasset, 2021. Titre original : The Twilight of Democracy. The Seductive Lure of Authoritarianism (Doubleday, 2020).