La démocratie féministe, un nouveau pouvoir ?

Compte-rendu de "La démocratie féministe" dans "La Gazette des femmes" (Québec), septembre 2021

Pour son édition de septembre 2021, la « Gazette des femmes » (Québec) consacre un long article à mon livre « La démocratie féministe. Réinventer le pouvoir », suite à un entretien que j’ai accordé à la journaliste Pascale Navarro.

Crise sanitaire, populismes et dérives néolibérales démontrent la fragilité des démocraties. Dans son livre La démocratie féministe : réinventer le pouvoir, Marie-Cécile Naves résume en quoi le féminisme pourrait contribuer à les réformer.

Depuis le sombre mandat de Donald Trump à la présidence américaine, le monde a compris à quel point les démocraties sont vulnérables. Déjà malmené dans beaucoup de pays, ce système politique a subi de graves offenses qui l’ont affaibli, privant les sociétés de vision collective et les populations de ressources auxquelles elles ont droit dans de tels régimes. Le féminisme peut-il venir en aide à la démocratie?

Marie-Cécile NAves – La démocratie féministe – Réinventer le pouvoirMarie-Cécile Naves, docteure en science politique de l’université Paris-Dauphine et professeure à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), répond oui, et propose une réflexion étoffée sur ce « nouveau pouvoir » que contribuerait à façonner le féminisme.

« Le féminisme pourrait être envisagé comme un outil global pour réformer la démocratie, explique-t-elle. D’abord par un appel aux expertises et à la science pour éclairer les décisions, et ensuite comme outil de programme politique. » Dans ce programme, précise-t-elle, on prendrait davantage en compte la vulnérabilité de certains groupes, mais surtout « l’on considérerait cette vulnérabilité comme un sujet noble de politiques publiques ».

La professeure Naves propose donc l’idée de « chausser les lunettes du genre » pour traiter des questions environnementales, économiques, diplomatiques, avec un regard conscient des enjeux de genre et des discriminations qu’elles entraînent.

Sortir de l’entre-soi

C’est que la perspective féministe fait ressortir l’uniformité écrasante des pouvoirs actuels. En fait, on pourrait résumer l’idée ainsi : l’analyse du genre déconstruit les catégories hégémoniques et laisse émerger celles qui sont ignorées, invisibilisées, infériorisées. Cette émergence change tout.

« Le pouvoir ne serait plus déployé dans l’entre-soi, mais plutôt dans une nouvelle incarnation : il ne s’agit pas seulement d’avoir plus de femmes, car ça ne veut rien dire si elles sont toutes de droite et toutes antiféministes. Il faut plus de diversité de points de vue. » Une lunette féministe révèle en effet d’autres formes de gouvernance, propose l’autrice : « Tout le monde ne peut sortir de l’ENA. Il faut différentes expertises et compétences, autres que celles issues des circuits traditionnels. »

Un universalisme féministe

Admiratrice de l’écrivaine Annie Ernaux, Marie-Cécile Naves est à l’affût des voix féminines depuis longtemps. Or, dans les toutes dernières années, les nouvelles voix politiques se sont multipliées. « Il s’est dessiné une conjonction entre les Women’s Marches, tenues en 2017 dans 60 pays, puis la grève des femmes lancée par l’Argentine qui appelait leurs sœurs du monde entier à les suivre, et bien sûr le mouvement #MeToo. Cette conjonction illustre selon moi la présence d’une internationale féministe. »

La professeure Naves propose l’idée de « chausser les lunettes du genre » pour traiter des questions environnementales, économiques, diplomatiques, avec un regard conscient des enjeux de genre et des discriminations qu’elles entraînent.

Ainsi que l’écrit l’essayiste dans son livre : « L’utopie féministe réside peut-être aujourd’hui dans cet objectif d’universel s’appuyant sur la pluralité des expériences, des priorités, des stratégies. » Contrairement à l’universalisme républicain abstrait, qui crée le modèle citoyen à partir des représentant·e·s du pouvoir, celui dont parle l’autrice a plus à voir avec l’absence de modèles. Elle écrit : « Si certaines différences restent pour l’heure difficilement réconciliables, on peut émettre l’hypothèse que ces contradictions trouveront leurs résolutions et finiront par inscrire le féminisme dans une nouvelle étape de son histoire mondiale. »

Cohérences et incohérences

C’est un peu ce que vit le Canada, que cite en exemple Marie-Cécile Naves. « Malgré les contradictions, il y a un effort de cohérence dans votre pays. Avec raison, les féministes ont reproché au gouvernement canadien d’avoir à son actif des discriminations et violences envers les femmes autochtones; mais sur le plan politique, le pays essaie de “réparer”. Sans vraiment tout connaître, je crois qu’il y a un effort pour exercer un leadership plus égalitaire. »

Elle évoque par exemple le plan de relance féministe, mis en œuvre il y a quelques mois par la ministre des Finances, Chrystia Freeland, et le gouvernement Trudeau. « On pourrait objecter que cette relance est à la limite “essentialiste”, argumente l’essayiste, car l’un des points forts de ce plan vise principalement la création d’un réseau de garderies, comme si pour outiller les femmes, il fallait prendre en compte leur statut de mère. Malgré cette objection, on ne peut nier qu’il y a là un regard délibérément féministe. »

Ressac attendu

Pourtant, sur le plan de la représentation politique des femmes, le Canada connaît un taux d’élues plutôt bas (au 52e rang, selon l’Union interparlementaire, avec 29,6 % de femmes à la Chambre des communes). En outre, aucune mesure législative n’a été prise pour voir plus de femmes y siéger.

« En effet, ce sont des contradictions. Et il faut les dénoncer. Tellement d’ennemis des droits des femmes ne veulent pas partager le pouvoir… » C’est cette résistance qui explique les réactions après #MeToo, selon la professeure Naves. Bien que lié aux dénonciations d’agressions sexuelles, le mouvement a révélé sa dimension publique : dénonciation de la complaisance envers les hommes de pouvoir, et mise en cause d’un système de privilèges qui piège les victimes.

« Ces réactions ont été violentes et se sont beaucoup exprimées envers les femmes politiques. On observe de façon claire l’apparition d’un antiféminisme. De l’Argentine à l’Algérie, en passant par le Soudan, le Liban, le Moyen-Orient et les États-Unis, ces réactions font suite à des revendications pour plus de démocratie auxquelles les femmes sont liées. »

Résistances et espoir

Mais selon l’autrice, deux éléments confirment que le féminisme change la politique, lentement, mais durablement. « D’abord le numérique, qui fait circuler les modèles intellectuels plus rapidement que jamais d’un pays à l’autre, et qui a un effet amplificateur, ce qui n’existait pas avant. Ensuite, les nouvelles générations croisent les combats, ce qui est assez nouveau. Climat, violences policières, racisme et féminisme se croisent. » Selon Marie-Cécile Naves, cette perspective intersectionnelle, plus discrète dans les générations précédentes, est là pour de bon.

Démocratie féministe modèle ?

Il n’y a pas d’exemple parfait, observe Marie-Cécile Naves, mais la Nouvelle-Zélande l’inspire. « La première ministre, Jacinda Ardern, est vraiment intéressante. À la fois dans ce qu’elle incarne, mais aussi dans sa manière de s’associer la société civile et l’opposition, en adoptant une approche transversale de la politique. Par exemple, elle place les 17 actions pour le développement durable dans tous ses engagements. »

Marie-Cécile Naves décrit ce leadership comme étant respectueux des adversaires et des compétences de la société civile, mais également combatif. « Après l’attentat de Christchurch, la première ministre a été très dure envers les terroristes et elle a dénoncé le racisme haut et fort. » De plus, en taisant le nom du terroriste et en réconfortant la communauté musulmane touchée par l’attentat, elle exerçait un leadership humain, mais directif, ce que n’a pas manqué d’observer la presse internationale.

La science, savoir féministe

Une démocratie féministe s’appuierait aussi sur la science. L’histoire des épidémies, entre autres exemples, démontre que les femmes et les filles sont plus affectées dans divers aspects de leur vie.

« Par exemple, cite l’essayiste, il y a longtemps que les recherches en santé et en sciences sociales démontrent que la déscolarisation des filles dans certains pays entraîne encore plus de pauvreté et de violences sexuelles, tout ça est documenté. Or, que fait-on de tous ces travaux et de ces données? » Il faut les mettre à profit, plaide Marie-Cécile Naves. « Tout comme les connaissances que nous avons sur le genre et qui devraient nous guider dans notre façon de concevoir nos démocraties. »

La démocratie féministe : réinventer le pouvoir. Éditions Calmann-Lévy, 2020, 280 pages.