« Le féminisme permet de réinventer le pouvoir »

Interview pour "Le Temps", le 4.10.21

Entretien accordé au quotidien suisse « Le Temps », à l’occasion de ma venue à Genève le 4 octobre pour la Semaine de la démocratie. Propos recueillis par Céline Zünd. Article paru dans l’édition web et papier, le 4 octobre 2021.

Affaiblissement de la démocratie. Montée des populismes fascistes. Urgence climatique. Hausse des inégalités sociales. Face aux maux de l’époque, la chercheuse Marie-Cécile Naves propose de penser les solutions avec une nouvelle grille de lecture.

Dans son essai La Démocratie féministe, réinventer le pouvoir, elle imagine un projet politique dont les racines s’ancreraient dans l’égalité. Elle participe ce lundi 4 octobre à une table ronde durant la Semaine de la démocratie à Genève, à l’invitation du canton de Genève, de la Maison des associations et des Créatives.

Le festival genevois présentera le 25 novembre, durant sa prochaine édition, le résultat de son suffrage féministe: un vote réservé aux femmes et aux minorités sexuelles, qui se tiendra en ligne du 8 au 24 novembre et lors d’une Landsgemeinde. Ce scrutin symbolique se veut aussi «performatif»: alors que l’on commémore 50 ans du droit de vote des femmes, il rappelle que la Suisse est l’une des dernières démocraties européennes à avoir accepté le suffrage féminin.

Après une thèse de doctorat en sciences politiques sur les droites américaines, Marie-Cécile Naves se penche sur les inégalités, notamment dans son rôle de conseillère au cabinet de la ministre de l’Education Najat Vallaud-Belkacem entre 2015 et 2017. En parallèle, elle observe la montée en puissance du président américain Donald Trump et en tire un livre, Trump, la revanche de l’homme blanc, paru en 2018.

Le Temps: Dans votre essai, vous distinguez une vision du monde binaire qui oppose, de manière caricaturale, deux figures: Donald Trump et Greta Thunberg

Marie-Cécile Naves: C’est une grille de lecture parmi d’autres: le trumpisme n’a pas disparu avec la fin de la présidence de Donald Trump. Il incarne une force réactionnaire, antiféministe, opposée à l’émancipation. Des droits qui semblaient acquis en Hongrie ou en Pologne, par exemple avec les restrictions à l’avortement. Ces forces s’alimentent aussi de la circulation des théories du complot et revendiquent une manière de gouverner verticale et autoritaire, basée sur l’exploitation des ressources et des personnes.

En quoi consiste le leadership féministe?

C’est une manière de gouverner que l’on retrouve chez des figures comme la première ministre de Nouvelle-Zélande, Jacinda Ardern, qui se distingue par sa volonté d’unir, plutôt que diviser. Par exemple, suite à l’attentat commis par un suprémaciste blanc dans deux mosquées, la première ministre de Nouvelle-Zélande a adopté une communication rassembleuse, en rupture avec la rhétorique guerrière à laquelle on est habitué après ce type d’événements. Ce qui ne l’a pas empêchée de prendre des décisions radicales pour limiter la circulation des fusils d’assaut dans le pays, en obtenant un accord bipartisan pour que l’Etat rachète les armes en circulation. C’est une politique de la non-violence, mais qui ne manque pas pour autant de fermeté.

Comment éviter une forme d’essentialisation sexiste d’un «pouvoir féminin»?

Il ne s’agit pas de dire qu’il y aurait un pouvoir «féminin», qui serait naturellement plus doux et apaisé que le pouvoir «masculin». Cette vision essentialiste confond sexe et genre. On ne parle pas de biologie. Il y a d’ailleurs des dirigeantes qui n’ont pas spécialement fait avancer la cause des femmes, comme Angela Merkel. Et des hommes qui ont inscrit les questions de genre à l’agenda politique, comme Joe Biden ou Barack Obama. En revanche, les femmes peuvent développer certaines compétences et une conscience plus aiguë des inégalités sociales ou de l’importance du care, pour en avoir fait elles-mêmes l’expérience.

Qu’est-ce qu’une démocratie féministe?

C’est une démocratie dans laquelle on fait confiance à l’expertise de la société civile et à la science. A l’inverse, les régimes autoritaires de Trump ou Bolsonaro incarnent un pouvoir prédateur et viriliste, qui considère l’émancipation comme un ennemi. Le féminisme défend un mode de gouvernance coopératif et collectif permettant de construire des politiques soucieuses des expériences vécues et respectueuses des ressources environnementales. Il veut rompre avec un certain entre-soi. Le féminisme offre une occasion d’inventer une autre forme de pouvoir.

Aujourd’hui, quel pays s’en approche le plus?

Je dirais qu’il s’agit, par exemple, des Etats-Unis de Joe Biden. L’actuel président américain porte les questions de genre au cœur de ses politiques et a mis en place un gouvernement paritaire. Il a contribué à l’élection de la première vice-présidente des Etats-Unis, Kamala Harris, et nommé de nombreuses femmes, de toutes origines, à des postes à responsabilité. Il s’appuie davantage sur la société civile que d’autres dirigeants, et cherche le consensus avec la droite. C’est aussi parce qu’il arrive après Trump avec une forte volonté de rééquilibrage, dans une Amérique profondément clivée. Et il sait qu’il doit sa victoire au mouvement féministe et aux femmes noires en particulier.

Comment un mouvement de contre-pouvoir, parcouru de tensions internes, pourrait-il s’institutionnaliser?

Il y a plusieurs féminismes, traversés par des débats parfois vifs. Mais ce qu’on présente parfois comme une faiblesse est plutôt un signe de bonne santé. Un mouvement dans lequel il y aurait toujours consensus ne peut qu’être autoritaire. Les désaccords dans les combats et les agendas féministes ne doivent pas faire oublier le dénominateur commun: le combat pour le droit à disposer de son corps et de ses biens, et pour l’émancipation de toutes. Les luttes féministes irriguent l’ensemble de la société et revendications plus larges, contre les inégalités et discriminations socioéconomiques, contre la corruption ou pour davantage de démocratie, que l’on retrouve chez les féministes sud-américaines, comme chez celles qui se battent contre les régimes autoritaires en Algérie ou en Egypte.