S’opposer pour proposer : le féminisme est une force politique

Nouveau post sur mon blog (Mediapart), le 17.12.21

Les anti-#MeToo paniquent. Contre les tentations obscurantistes et néo-fascistes, il est essentiel et urgent de ré-enchanter le récit et le projet démocratiques. Le féminisme est un atout pour passer de la contestation à la proposition. Un enjeu politique. Nouveau post de blog sur Médiapart, publié le 17 décembre 2021.

Les émotions sont un moteur de la compréhension et de l’intelligibilité du monde. Elles sont aussi un moteur de l’action. Pour le pire lorsqu’elles conduisent à la haine et à la violence, nous le voyons tous les jours, mais aussi pour le meilleur dès lors qu’il s’agit de défendre les principes d’égalité et de liberté. Y renoncer, les négliger, les mépriser, c’est à la fois une impasse théorique et une erreur stratégique.

Ce sont les humiliations, les colères, le sentiment d’injustice, et non les bons sentiments qui ont nourri les luttes contre les oppressions, quelles qu’elles soient, et qui sont à l’origine des grandes transformations sociales nous permettant de vivre en démocratie. Comme le notent Edgar Cabanas et Eva Illouz, les injonctions néolibérales à un bonheur normé, par des émotions toujours positives, visent, mais sans y parvenir, à empêcher toute forme de pensée critique sur notre situation et le monde qui nous entoure. Beaucoup reste à faire pour bousculer le conformisme qui justifie et entretient les hiérarchies ou s’en accommode, minimise les souffrances et les injustice ou pire, les méprise, afin de perpétuer un ordre social inégalitaire.

Parce qu’il vise à maintenir les rôles et interactions genrés, le patriarcat s’est toujours efforcé d’empêcher ou de décourager les femmes d’entrer dans le registre de la protestation. Encore aujourd’hui, la voix des femmes qui contestent est « perçue comme stridente, vulgaire, stupide, égoïste, folle, méchante ; soit nous faisons trop de bruit, soit nous nous fâchons pour rien », comme l’écrivent Carol Gilligan et Naomi Snider. La colère des hommes n’est pas toujours acceptée, mais leur voix est perçue comme universelle, neutre, objective, rationnelle, alors que celle des femmes renvoie immanquablement à la différence, à la marge, à la transgression, au débordement. La place qui leur est attribuée, c’est celle qui est en repli, à l’écart, en dehors de l’espace public.

Faut-il, alors, attendre que la colère féministe devienne légitime dans les représentations et discours dominants pour l’exprimer, pour désobéir ? Elle risque fort de ne l’être jamais. Il semble au contraire urgent de renverser cet ordre axiologique et de trouver la « voix de la protestation », puis la reconnaître comme une « vibrante de colère, comme la voix de la résistance positive ». Il importe ainsi, pour citer encore Carol Gilligan, de faire de la « colère de désespoir », qui dénonce, une « colère d’espoir », qui propose comment mettre fin à la domination masculine et inséparablement, plus globalement, à toutes les oppressions.

Enrichir la démocratie par le féminisme

Le féminisme est en cela inventif, profondément créatif. Il permet, par l’expression de la colère, de la rage, une mise en politique constructive et non violente, pour soi et pour les autres. Si certaines émotions, celles des femmes, sont bannies, si elles sont dépréciées, si elles effraient, c’est précisément parce qu’elles peuvent avoir un rôle salutaire. Une économie des émotions politiques peut alors se mettre en place au service de l’action individuelle et collective, puis d’un véritable mouvement social. Si l’on décide de « transformer la colère en plaisir », on peut « expérimenter le plaisir de s’en sortir », ainsi que l’écrit Elsa Dorlin, et de construire une autre société.

Les anti-#MeToo paniquent. Les anti-féministes, qui partout vocifèrent, entendent conjurer un bouleversement de leurs points de repère. Nous assistons non pas à une crise de la masculinité, mais à une crise des formes toxiques et hégémoniques d’une masculinité incarnée par ceux qui dénigrent la recherche en sciences sociales, n’acceptent pas que le langage devienne plus égalitaire, et refusent de partager l’espace, les postes, les responsabilités, les étals des libraires, l’argent.

La résistance féministe, face à toutes les formes d’oppression et de fragilisation des principes de liberté et des institutions démocratiques, constitue un pouvoir immense de changer le monde. Elle aide à construire une subjectivité et à en faire un moteur de transformation sociale. C’est une philosophie de vie collective via de nouveaux liens, de nouvelles médiations.

La subversion n’est pas la violence. La réciproque est également vraie : la violence n’est pas la subversion. La violence est bien souvent du côté de la préservation d’un ordre établi qui impose, contraint, assigne. S’opposer au patriarcat, c’est donc refuser sa violence pour construire une autre société, d’autres interactions, par la non-violence, et où la non-violence sera un principe. Si la désobéissance peut se tisser « en dehors » des institutions de la démocratie représentative, elle n’en est pas moins une promesse démocratique parce que la démocratie est ouverte et évolutive. La protestation comme la subversion via le féminisme ne sont pas une participation démocratique illégitime ; au contraire, elles enrichissent, renouvellent, complètent la démocratie. Il faut prendre en compte toutes les expériences de vie pour mettre au jour l’imbrication des dominations et pour inventer la suite. Le féminisme nous dote de potentialités et de lieux multiples pour nous réinventer sans cesse, en tant qu’individus et en tant que collectif, et aller vers un « Nous » plus inclusif.

Imaginer un nouveau récit collectif

Une société qui « dé-fige » les normes de genre s’invente à partir du récit des histoires de celles et ceux qui font progresser le respect des autres et de la planète. Face au désenchantement démocratique, si nous abandonnons tout espoir de changement, nous nous condamnons à laisser la politique, et le politique, aux fascistes. L’alternative n’est pas entre la collapsologie et le déni. L’imagination est une « compétence essentielle » des humains qui doivent se dire : « et si ?… ». Chacune et chacun peut s’inspirer des autres, jusqu’à ce que l’impossible devienne l’inévitable. Nous devons dessiner un avenir politique positif, participatif, ouvert. Cet avenir doit devenir évident et « si nous en parlons très fort, c’est aussi un bénéfice pour notre esprit, un antidote puissant contre l’abattement et le traumatisme » (Rob Hopkins). Selon le mot de Baudelaire, « l’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai ». C’est un projet de société. C’est pourquoi créer un nouveau récit démocratique, c’est débattre de valeurs partagées, les raconter, les défendre. Le féminisme peut y aider. C’est la première étape de l’action. Et c’est maintenant.