Débrouiller sa vie. Lecture féministe de « Connemara »

Article sur mon blog dans "Mediapart", le 11.03.2022

Parmi d’autres lectures, prendre « Connemara », le dernier roman de Nicolas Mathieu (Actes Sud, 2022), au prisme du genre et plus particulièrement du féminisme.

Il faut commencer par le plus important : Connemara procure un grand plaisir de lecture. Le récit est celui de deux trajectoires croisées, celles d’Hélène et de Christophe, de l’adolescence à la quarantaine. Il et elle prennent des chemins différents, se revoient, entament une liaison, puis finissent, fatalement, par s’éloigner pour de bon. Le roman n’enjolive rien. Il raconte simplement ce que ces deux existences, comme celles qui les entourent (nos existences), portent de pulsions de vie, de joies, de curiosités, de contradictions, de lâchetés, de compromissions, de petites ou grandes soumissions aussi. En un sens, Connemara est un roman anti-développement personnel : il n’est pas question d’atteindre un bonheur normé pourvu qu’on s’en donne la peine, et c’est tant mieux. On n’est pas au rayon, déjà pléthorique, de la feel good literature. Aucun personnage, principal ou secondaire, n’attend qu’on le sauve, et par ailleurs aucun ne pense, d’expérience ou d’intuition, que le pouvoir politique y pourra grand-chose. Chacune et chacun se débrouille avec ce qui est à sa disposition.

Et puis, comme dans Aux animaux la guerre et Leurs enfants après eux, les deux précédents opus de Nicolas Mathieu, l’approche gender conscious nous tend les bras, elle nous murmure un « viens par ici » à l’oreille, dès les premières lignes. Nos choix de vie sont-ils véritablement libres, dès lors qu’on est né fille ou garçon, et qu’on a grandi ici ou bien là ? Comment se donne-t-on à voir aux autres ? Est-ce qu’on est englué.e.s dans ce que la société attend de nous ? Est-il possible d’échapper au moins en partie aux conditionnements sociaux, territoriaux, genrés ? Certain.e.s s’y complaisent, beaucoup s’en accommodent, d’autres réussissent à tracer leur propre chemin, vaille que vaille, et parviennent à une vie acceptable (à défaut d’être toujours acceptée).

Christophe s’occupe de son père et de son fils. Parce qu’il porte la charge mentale et distribue de l’affection (et puis, c’est un gentil), il incarne une forme de « masculinité marginalisée », théorisée par Raewyn Connell, que compensent en partie ses sociabilités amicales et professionnelles et son passé de hockeyeur, fortement imprégnés de normes de genre. Jeune, il fut en effet un héros sportif local, glorifié pour ses performances, sa puissance physique, son goût de l’effort, sa discipline. Pendant ses années de prestige, c’est son corps qui le valorise socialement. Son capital de respectabilité se double à l’adolescence d’un capital érotique qu’Hélène, vingt ans plus tard, n’a pas oublié. Leurs rencontres à l’hôtel sont les moments où s’exprime leur véritable liberté à tous les deux, et pour autant le sexe n’en reste pas moins traversé de politique : la revanche de l’adolescente invisible pour les garçons, l’attraction que chacun.e exerce sur l’autre pour des raisons différentes, le doute qui la saisit quant à ce qu’il lui reste de capital esthétique, le fait que ce soit toujours elle qui paie la chambre. Le plaisir n’exclut pas les rapports de pouvoir, au contraire ils en sont parfois un carburant.

Si Hélène et Christophe déjouent en partie l’ordre de genre, c’est également le cas de Lison, la jeune collègue d’Hélène, qui en fait même une arme. Lison, c’est la génération diplômée qui écoute les podcasts féministes et qui a lu Virginie Despentes en livres de poche. Lison, qui sait instrumentaliser les failles du patriarcat et se dédommager. C’est Fifi Brindacier à Nancy. Au final, elle décide de quitter son emploi et de « repartir à Paris ». Elle a ce choix-là, grâce au capital scolaire et à son sens de la débrouille. Un faux je-m’en-foutisme. Dans Connemara, comme dans Leurs enfants après eux, les filles, plus que les garçons, s’en sortent et sortent du territoire local par l’École. Mais la docilité, le respect des règles, l’obéissance, qui sont autant d’attentes sociales fortement genrées et payantes dans le monde scolaire, doivent céder le pas, ensuite, à l’audace, à la prise de risque et à une forte confiance en soi. Lison sait et possède tout cela.

Les autres personnages secondaires nous ramènent davantage à la norme. Le patron d’Hélène, Erwann, petit Trump provincial avec sa fatuité et son physique disgracieux (qui ne lui nuit pas), représente le pouvoir économique so 1990s, celui qui se croit moderne et a toujours raison. Voici la « masculinité hégémonique » (Connell toujours), dont le visage est également celui de Philippe, le mari. On retient qu’il fuit sa part de tâches parentales et qu’il s’entend avec Erwann pour freiner la carrière d’Hélène. Elle a le droit de réussir mais pas trop, de s’émanciper mais pas trop, et c’est aussi cela qui la met en « colère dès le réveil ». Elle en veut beaucoup (d’argent, de pouvoir, de liberté, de sexe) et le rappel à l’ordre ne tarde pas. La domination masculine veille tout au long du roman, jusque dans le spectre des violences sexuelles dont, adolescente, Hélène, a failli être victime : le père de son amie Charlotte avait tenté un rapprochement physique alors qu’elle n’avait que quinze ans, ce qui l’avait plongée dans une peur permanente jusqu’à la fin des vacances. Alors Hélène, à quarante ans, prend son plaisir où elle le trouve. Elle pense à elle, enfin. Le divorce apparaît comme la libération d’une vie conjugale trop longtemps alimentée par l’image sociale trompeuse du couple hétérosexuel parfait (mise en scène hypocrite de soi dont les réseaux sociaux raffolent).

Il y a Jenn aussi. On pourrait la trouver dans Les filles du coin, l’éclairante monographie de la sociologue Yaëlle Amsellem-Mainguy. Jenn travaille dans les services à la personne, secteur féminisé s’il en est, élève seule son ado, et se débat comme elle peut dans les injonctions croisées. Jenn, personnage intersectionnel, parle peu mais en dit beaucoup. Elle ne demande pas grand-chose : une vie respectable et posée, avec un homme que l’on épouse, peut-être pour « avoir la paix » tout autant sociale qu’économique. Le monde rural demeure un espace restreint qui se caractérise, pour les femmes des classes populaires, par un « resserrement des activités et des sociabilités au sein de la sphère domestique » (Amsellem-Mainguy), renforcé par la précarité de l’emploi et l’isolement qui, souvent, en découle. Et en miroir, on trouve Marco et Greg, les amis d’enfance de Christophe. Ils aiment partager des bières et tirer à la carabine dans le jardin. L’hétéronormativité n’est jamais contestée. Jenn, Marco et Greg nous rappellent que la proximité est un refuge autant qu’une limite, que si le champ des possibles est plus petit, il n’en demeure pas moins rassurant. Partir est difficile, contraignant, coûteux. Partir, ce n’est pas toujours une libération. Le réseau d’interconnaissances, le capital d’autochtonie constituent d’autres formes de richesses, nourrissent d’autres promesses.

Le roman décrit la force des modèles de la « bonne » féminité et de la « bonne » masculinité, tout en donnant à voir la pluralité des masculinités et des féminités possibles, la puissance transgressive, partout, du refus des normes de genre. Il pose la question du choix, de ce qui nous qualifie et nous disqualifie, de nos stratégies et capacités d’affranchissement. Il met au jour les classements sociaux à l’intérieur d’un même territoire, les mobilités et des immobilités. Connemara raconte aussi les corps, le soin comme la négligence de soi, les normes esthétiques dominantes pour les un.e.s, ringardes pour les autres. Il nous parle du temps long et du temps quotidien, plus ou moins contraint. Il décrit les entre-soi, commodes ou étranges, voire rédhibitoires : c’est au mariage de Jenn et Greg qu’Hélène comprend que sa relation avec Christophe est sans issue.

Telle est l’histoire de Connemara. Mais, comme le rappelle régulièrement Philippe Djian en citant Céline, « les histoires, il y en a plein les journaux », ajoutant que « l’essentiel, c’est la langue car c’est la langue qui amène l’histoire ». Le roman de Nicolas Mathieu peut donc, aussi, et peut-être surtout, se voir comme celui d’une histoire au service d’une plume ironique, souvent drôle et qui, toujours, pointe du doigt le détail qui dit tout.

Connemara, de Nicolas Mathieu, Actes Sud, 2022, 22 euros.