« La démocratie féministe, c’est écouter »

Interview pour "L'Humanité", le 8.03.2022

Longue interview pour « L’Humanité » (print et web), publiée le 8 mars 2022, réalisée par la journaliste Lina Sankari. On a parlé démocratie et féminisme, à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes.

Qu’est-ce que la masculinité hégémonique telle qu’appliquée à l’exercice du pouvoir politique ?

Marie-Cécile Naves : Ces dernières années, ce virilisme s’est exprimé à travers des personnalités telles que Jair Bolsonaro, Donald Trump, Vladimir Poutine ou Viktor Orban. C’est un phénomène assez systémique, une manière d’exercer un leadership, de communiquer à travers une iconographie, un champ lexical et évidemment un programme politique. Tout ceci est étudié, calculé et fait système. On est dans la démonstration de forces et la volonté d’imposer un projet de société. Le virilisme est théâtralisé et assumé. Il ne s’agit pas seulement d’un agenda « gender blind », mais d’une volonté de remettre en cause un certain nombre de politiques sociales en matière de droits des femmes, des minorités sexuelles et ethniques. Il y a inséparablement une tentation nationaliste et xénophobe qui voit le leadership comme un acte de domination. La faiblesse, le laxisme s’incarneraient dans des politiques sociales attentives aux plus fragiles, la concertation avec les corps intermédiaires ou le recours au multilatéralisme.

Donald Trump a réalisé ses meilleurs scores dans certaines régions dominées par la crise où les licenciements faisaient rage parmi l’électorat masculin. C’est moins le cas dans les circonscriptions où les femmes étaient majoritaires parmi les licenciées. Comment les crises économiques interagissent-elles avec les normes de genre ?

L’appréhension des crises économiques passe par une volonté de sauver les industries traditionnelles (l’automobile, l’extraction des ressources naturelles…). Là où se trouve avant tout des emplois masculins. A l’inverse, les emplois féminisés du secteur de l’éducation, de la santé, des services, souvent publics, ne sont pas du tout dans les radars à la fois car c’est l’Etat qui doit les prendre en charge mais aussi parce que c’est la concrétisation d’une idéologie qui consiste à dire que les hommes ont été les grands perdants des évolutions sociales et économiques. La prétendue crise identitaire américaine serait aussi une crise de la masculinité. Trump a essayé de conjurer le déclin industriel par la référence à une identité professionnelle mythifiée de l’homme blanc.

Quelle est l’impact de leur mandature sur la démocratie ?

Il y a une volonté très claire de revenir en arrière sur les droits des femmes et de toutes les minorités. Les États fédérés conservateurs n’ont pas attendu Trump pour limiter l’accès à l’avortement, l’éducation sexuelle ou certains droits comme le mariage gay en autorisant les commerçants à refuser de vendre des biens et des services aux couples de même sexe sous couvert de liberté religieuse. Mais Trump a amplifié et légitimé ces positions. Les discours sont performatifs ; il a indéniablement créé une dynamique. Sous Bolsonaro, les violences contre les communautés gay et lesbienne se sont déchaînées, certains se sont sentis légitimés. La répression policière et judiciaire de ces violences est par ailleurs affaiblie. Mais inversement, leur arrivée au pouvoir a remobilisé les oppositions. Les premières opposantes à Trump et à Bolsonaro sont les féministes qui ont organisé de grandes marches. Elles gagnent des élections intermédiaires, s’engagent en politique et remobilisent la population pour aller voter. Leurs mandats ont à la fois limité les droits et fragilisé la démocratie dans le sens d’un recul sur l’égalité et la lutte contre les discriminations mais ils ont également régénéré des résistances.

Ce style de gouvernance est-il l’apanage des nationaux-populistes ?

On le retrouve évidemment dans toutes les autocraties ou dictature comme l’Arabie Saoudite. D’une certaine manière, c’est le cas aussi en Chine où le mouvement #MeToo, perçu comme une contestation de l’ordre établi, a été réprimé. On retrouve également ces tentations en démocratie chez des dirigeants qu’on ne saurait qualifier de nationaux-populistes car la remise en cause d’un système de privilèges, la volonté de lutter contre les violences sexistes et sexuelles continue de déranger. C’est un ressac qui infuse en dehors des partis d’extrême droite. Plus encore: ce qui me frappe, c’est que l’anti-féminisme est un ressort des adversaires de la démocratie. C’est le cas de Zemmour.

Nous vivons à l’heure actuelle l’une des pires menaces de conflit armé depuis la fin de la guerre froide sur le sol européen à travers la crise ukrainienne. La diplomatie est-elle également marquée par ce masculinisme ?

La crise ukrainienne est un très bon exemple. On a l’impression d’être revenu des décennies en arrière où le rapport de forces se joue à celui qui tapera le plus du poing sur la table.  On pourrait comparer le leadership international de Vladimir Poutine et de Jacinda Ardern par exemple. Evidemment, ce sont des pays de taille et aux enjeux très différents mais Ardern s’est illustrée pendant sa gestion de la Covid. Elle cherche le compromis autant que possible, à associer la population à un certain nombre de décisions comme la limitation des armes d’assaut après la tuerie de Christchurch. Elle ambitionne de mettre les 17 Objectifs de développement au cœur de l’ensemble de ses politiques. C’est quelqu’un qui commence à devenir très inspirante sur le plan international. Ce n’est pas un leadership « mou » pour autant, il est tout autant combatif qu’un autre mais il rompt avec les modèles traditionnels dont Poutine est aujourd’hui l’archétype.

De quelle manière la pandémie a-t-elle mis en lumière cette dichotomie ?  

La Covid nous a montré que la vulnérabilité devait être un sujet noble de politique publique. La pandémie nous a prouvé que, sans les métiers du « care », la société n’aurait pas tenu. On touche là à une opposition féminin-masculin dans les représentations collectives. Supprimer les régulations sur l’environnement fait également partie du masculinisme c’est-à-dire détruire pour détruire, continuer à exploiter les ressources de la planète et ne pas prendre en compte la vulnérabilité environnementale.

Qu’est-ce qu’une démocratie féministe et existe-t-il des exemples à travers le monde ?

Marie-Cécile Naves Ce n’est évidemment pas question du sexe des dirigeantes. On le voit chez nous avec Marine Le Pen et Valérie Pécresse qui sont plutôt des exemples d’antiféminisme. Elles se revendiquent d’un leadership « au féminin », ce qui est une manière de réessentialiser les femmes. Les femmes ne gouvernent pas différemment parce qu’elles sont nées femmes. Mais par leur expérience du pouvoir, leur expérience personnelle ou professionnelle, beaucoup ont un regard sur le monde qui est plus attentif aux inégalités et à une gouvernance plus partagée, un pouvoir précisément « dé-genré ». Une démocratie féministe, c’est écouter toutes les expertises, ne pas vouloir mettre en place un pouvoir dominateur, c’est s’appuyer sur la science pour nourrir la décision politique, c’est prendre au sérieux les enjeux de genre dans tout l’agenda. La décision de Biden de nommer une femme noire à la Cour Suprême fait ainsi bondir la droite américaine. Il s’agit d’avoir une meilleure représentation de la société américaine et de lutter contre l’entre-soi qui se prive de compétences. C’est aussi une question d’efficacité et de vivacité de la démocratie.