L’avortement, la Cour suprême américaine et Trump

Interview dans "Le Monde", le 4.05.22

Interview dans « Le Monde », le 4 mai 2022, sur la fuite d’une possible décision de la Cour suprême américaine concernant le droit à l’avortement, et le rôle de Donald Trump. Article de Cécile Bouanchaud.

Comment la Cour suprême des Etats-Unis a basculé dans le conservatisme pendant la présidence de Donald Trump. En quatre ans, il a nommé un tiers des neuf juges de la plus haute juridiction des Etats-Unis, qui pourrait désormais supprimer le droit à l’avortement.

Des manifestants anti et pro-avortement se rassemblent devant la Cour suprême des Etats-Unis, à Washington, le 3 mai 2022.

C’était le 18 septembre 2020. La mort de l’icône de la gauche américaine, la juge progressiste Ruth Bader Ginsburg, ouvrait la voie au dernier coup politique du président Donald Trump à la Cour suprême des Etats-Unis. En un temps record, le président républicain nommait au sein de la plus haute juridiction du pays la juge Amy Coney Barrett, soutenue par la droite religieuse. Un passage en force avant l’élection présidentielle qui lui avait permis de confirmer la majorité conservatrice à la Cour suprême, passée à six juges conservateurs contre trois progressistes.

En quatre ans, Donald Trump a nommé un tiers des neuf juges de cette juridiction, qui joue un rôle essentiel dans la vie des citoyens américains. Un rapport de force permettant, aujourd’hui, à la Cour de mener son projet de suppression du droit à l’avortement, qui renvoie à chaque Etat la possibilité d’adopter sa loi.

Un début de mandat déjà marqué par un virage conservateur

Ce tour de force a commencé dès l’investiture de Donald Trump. En janvier 2017, il nomme le juge conservateur Neil Gorsuch, en remplacement d’Antonin Scalia, mort en février 2016, pendant la dernière année du second mandat de Barack Obama. A l’époque, le Sénat – à majorité républicaine – avait refusé l’audition du candidat proposé par le président démocrate, arguant la proximité de l’échéance électorale.

En juillet 2018, Donald Trump désigne le conservateur Brett Kavanaugh, en remplacement d’Anthony Kennedy, 81 ans, qui avait été nommé par le républicain Ronald Reagan, avant de prendre sa retraite après plus de trente ans d’exercice. Catholique revendiqué, Brett Kavanaugh s’illustre dans cette fonction par la solidité de ses positions conservatrices, notamment sur le thème du mariage homosexuel et du droit à l’avortement.

S’il revient au président des Etats-Unis de choisir des candidats à la Cour suprême, « c’est plutôt la sphère ultra-conservatrice qui a œuvré, par un lobbying efficace, pour présenter à Donald Trump des candidates et des candidats servant leurs intérêts », analyse Marie-Cécile Naves, politiste, directrice de recherches à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), pour qui le républicain, « étranger dans cet écosystème », a suivi ces recommandations « par souci électoraliste ».

La mort de Ruth Bader Ginsburg scelle un nouveau tournant réactionnaire

Le 18 septembre 2020, la mort de Ruth Bader Ginsburg, la doyenne progressiste de la Cour suprême, marque une nouvelle guerre de succession au sein de la plus haute instance juridique des Etats-Unis. Deuxième femme à y siéger, cette juriste, qui avait fait de l’égalité des sexes son combat, était détestée par les conservateurs.

Alors que la présence de Barack Obama à la Maison Blanche garantissait son remplacement par une personnalité également progressiste, « Notorious RBG », pourtant âgée de plus de 80 ans à l’époque, s’était accrochée à son siège. La victoire de Donald Trump à la présidentielle de 2016 l’avait contrainte à prolonger son bail, en dépit de soucis de santé à répétition, suscitant une inquiétude légitime au sein du camp démocrate.

Quarante-cinq jours avant la présidentielle et les sénatoriales, son décès a de fait permis à Donald Trump de faire pencher lourdement la balance de la Cour suprême.

Le Parti républicain passe en force au Sénat

Pour Donald Trump, l’enjeu repose alors sur la confirmation, par le Sénat, de cette énième bascule de la Cour suprême dans le camp conservateur. A l’époque, la chambre haute du Congrès, à majorité républicaine, soutient, sans surprise, ce projet du président.

Avant même que le nom de la personne qui doit succéder à « RBG » soit connu, le chef de la majorité républicaine au Sénat, Mitch McConnell, abat ses cartes, affirmant que « le candidat du président Trump aura droit à un vote dans l’enceinte du Sénat des Etats-Unis ». Avec trois voix d’avance seulement, la majorité républicaine est toutefois fragile. Mitch McConnell fait alors le pari – gagnant – de la pression de la base conservatrice.

Donald Trump nomme la juge « pro-life » Amy Coney Barrett avant l’élection présidentielle

En refusant d’attendre le résultat des élections du 3 novembre 2020 pour nommer celui ou celle qui doit succéder à Ruth Bader Ginsburg, le président sortant ignore la position du Parti républicain, qui avait accepté le principe, avant son mandat, de laisser à la future administration le choix d’un juge en phase avec l’humeur électorale du pays. Dans une situation analogue, les trois prédécesseurs de Donald Trump s’étaient d’ailleurs gardés d’agir avant l’élection.

Le 26 septembre 2020, Donald Trump propose le nom d’Amy Coney Barrett, juge à la cour d’appel des Etats-Unis pour le septième circuit (compétente pour les Etats de l’Indiana, de l’Illinois et du Wisconsin), une catholique « pro-life » appartenant à un mouvement charismatique, mère de sept enfants.

Le Sénat confirme la nomination de la juge conservatrice

Cette nomination est confirmée par le Sénat le 26 octobre, renforçant le camp conservateur au sein de la Cour suprême. Les élus de la chambre haute du Congrès votent alors selon des lignes quasiment strictement partisanes, avec 52 voix pour et 48 contre. Lors de ce vote solennel en séance plénière, la majorité simple de 51 voix suffisait. Si deux sénatrices républicaines avaient manifesté leur opposition à ce processus précipité, l’une d’elles, Lisa Murkowski, avait malgré tout voté en faveur de la juge.

« On constate une stratégie claire et nette d’obstruction parlementaire de la part des républicains », souligne Marie-Cécile Naves, autrice de La démocratie féministe. Réinventer le pouvoir (Calmann-Lévy, 2020), évoquant l’impuissance des démocrates « face au rouleau compresseur de l’extrême droite, notamment religieuse ».

Une longue tradition conservatrice

Ce virage conservateur, qui a connu un coup d’accélérateur durant le mandat de Donald Trump, relève d’une stratégie de longue date du Parti républicain et du courant de juristes traditionalistes regroupés au sein de la Federalist Society. « Ce qui se passe aujourd’hui est le résultat d’un militantisme de terrain engagé dès les années 1980 par les anti-avortements », souligne Marie-Cécile Naves, décrivant « des activistes très influents et très efficaces pour défendre leurs idées : lobbying auprès des élus, porte-à-porte, mobilisations dans les communautés, etc. »

« Donald Trump, comme George W. Bush avant lui, a permis de concrétiser ce travail de terrain au plus haut niveau de décision par les nominations », analyse la politiste, précisant également qu’« au niveau local, un grand nombre d’Etats sont dirigés par des républicains, parfois extrémistes, dont le combat anti-avortement fait partie des obsessions. »

Nommés à vie, les trois juges désignés par Donald Trump, qui collent à la mission que leur parrain politique leur a assignée, s’inscrivent toutefois en décalage avec la majorité de l’opinion américaine. Le projet contre le droit à l’avortement constitue la manifestation criante de cette polarisation politique de la société américaine, dont les femmes et les minorités paient le prix lourd. « Le sujet va sans doute être sur l’agenda des Midterms [élections de mi-mandat] de novembre et pourrait galvaniser les électeurs et électrices démocrates », prévient Marie-Cécile Naves.