Le droit à l’avortement menacé aux Etats-Unis

Interview pour le "JDD", le 3.03.22

Interview pour le JDD, le 3 mai 2022, sur les menaces pesant sur le droit à l’avortement aux États-Unis. Propos recueillis par Vincent Bresson.

Les révélations faites par Politico inquiètent beaucoup aux États-Unis. Qu’est-ce que pourrait changer une telle décision ?

Marie-Cécile Naves : Si la Cour suprême va jusqu’au bout, les inégalités d’accès à l’avortement vont s’accroître. Les femmes qui ont les moyens suffisants iront avorter dans les États qui le permettent. Et celle qui ne l’ont pas, feront comme elles le pourront. Cela serait donc d’une très grande hypocrisie. Cela témoigne aussi d’une très forte méconnaissance de ces questions de la part des opposants à l’avortement, car c’est toute la santé gynécologique des femmes qui est remise en cause, en plus de la liberté de disposer de son corps et du droit à la vie privée qui fonde la décision Roe v. Wade de 1973 en s’appuyant sur le 14ème amendement. Écraser cette décision remettrait en cause un droit fondamental au niveau fédéral, ce qui renforcerait considérablement la différence entre États du sud et du nord, tout en ouvrant la voie à d’autres décisions liberticides.

Est-ce que l’avortement est un marqueur fort entre républicains et démocrates, ?

MCN : L’avortement occasionne un très grand clivage sur la scène politique, moins dans la population. Selon les enquêtes, les deux tiers des Américains sont favorables à l’avortement, alors que c’est un sujet extrêmement clivant entre les deux partis. Cette polarisation sur les questions de société paraît aujourd’hui insurmontable entre la droite et la gauche, et ça s’est accentué avec le temps. Il y a une droitisation des républicains depuis les années 90, qui, pour moi, est devenu un parti d’extrême-droite sur ces sujets. Les républicains se sont radicalisés et ont nourri une obsession contre les droits des femmes et des minorités. Mais si le clivage existe dans la classe politique, il est moins présent dans la population américaine, beaucoup plus moderne que la droite américaine, notamment dans les jeunes générations.

Avec six juges conservateurs sur neuf, le projet semble irréversible. Est-ce le cas ?

MCN : La décision n’est pas encore officielle, donc il faut rester prudent, mais la probabilité que cela aille jusqu’au bout est assez importante quand on s’attarde sur la composition de la Cour suprême. Cela dit, il va falloir observer l’avis du président de la Cour suprême, parce qu’il ne veut pas qu’elle apparaisse comme une institution idéologique. Mais même avec son opposition, on voit mal les cinq autres, dont certains sont très réactionnaires, défendre l’avortement.

Plusieurs décisions de certains États et des déclarations de Trump laissaient entrevoir une telle issue ?

MCN : Cette décision ne serait pas très surprenante. La Cour suprême n’avait pas bronché lorsque le Texas a voté une loi, pourtant anticonstitutionnelle, interdisant l’avortement au-delà de six semaines. Mais tout cela ne date pas de l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Il a amplifié ce mouvement par le fait qu’il a pu nommer trois juges conservateurs en un seul mandat, sous l’impulsion de lobbies d’ultra-droite. Mais il faut remonter aux années 80, c’est à cette époque qu’un militantisme de terrain, notamment religieux, anti-droit des femmes se met en place. Et aujourd’hui, il est proche d’une victoire historique. L’activisme ultraconservateur est aidé par des lobbys, y compris en termes de levée de fonds. Ses militants effectuent un travail auprès du personnel politique. Ils ont été plus efficaces que le militantisme « pro-choice » et leur travail de terrain pourrait trouver son aboutissement dans cette décision, même s’il faut quand même noter que sur le mariage homosexuel, leur lobbying n’a pas été suffisant. Mais il y a fort à parier que cela soit un prochain combat.

En 2020, Joe Biden évoquait l’idée d’inscrire le droit à l’avortement dans la loi. Est-ce qu’un recours existe ?

MCN : Une loi fédérale exigerait une majorité des deux tiers au Sénat. Le débat sur l’augmentation du nombre de juges à la Cour suprême va peut-être refaire surface. Mais Biden n’aura pas le temps d’ici l’élection de mi-mandat. Il n’a pas voulu le faire jusqu’ici pour ne pas cliver davantage la sphère politique. Donc il n’y a aucun moyen de recours pour l’instant au niveau fédéral. Au niveau local, alors que certains Etats restreignent l’accès à l’avortement, d’autres pourraient vouloir au contraire le renforcer, par exemple en votant des lois ou en finançant de manière plus généreuse les associations qui accompagnent les femmes. Cette décision à l’approche des élections de mi-mandat pourrait galvaniser l’électorat républicain, mais cela pourrait aussi avoir l’effet inverse. Si la Cour suprême revenait sur la décision Roe v. Wade, le vote pour les Congrès locaux et les gouverneurs revêtirait un enjeu supplémentaire et les démocrates vont s’emparer de ce sujet.