Le 20 janvier 2023, j’ai été interviewée pour le site du magazine « Elle » sur la démission de la Première ministre de Nouvelle-Zélande, Jacinda Ardern. Propos recueillis par Charlotte Arce.
Après cinq années et demie au pouvoir et une cote de popularité toujours haute, la Première ministre néozélandaise Jacinda Ardern a créé la surprise jeudi en annonçant sa démission. Pour la politologue Marie-Cécile Naves, elle reste jusque dans son allocution un modèle de leadership féministe, qui allie combattivité et empathie.
« Je sais ce que ce travail exige et je sais que je n’ai plus assez d’énergie pour le faire honnêtement. » Jeudi 19 janvier, Jacinda Ardern, qui occupe le poste de Première ministre en Nouvelle-Zélande depuis 2017, annonçait lors d’une réunion du Parti travailliste qu’elle renonce à ses fonctions. Non pas par peur d’une défaite politique, mais – et c’est une première – par fatigue du pouvoir. « Après six années de grands défis, je reste humaine. Les dirigeants politiques sont humains. Nous donnons tout ce que nous pouvons, aussi longtemps que nous le pouvons et puis c’est le moment de partir. Et pour moi, c’est le moment », a-t-elle déclaré dans une allocution qui a ému bien au-delà de la Nouvelle-Zélande. C’est là toute la force de Jacinda Ardern. Quel·le autre dirigeant·e de son envergure a déjà fait preuve d’une telle honnêteté face à sa propre vulnérabilité, tout en ayant un bilan extrêmement positif ? En moins de six ans, cette femme politique de 42 ans a su s’imposer comme une leader incontestable et a renouvelé l’exercice d’un pouvoir jusqu’ici viriliste et souvent violent. Autrice de « La démocratie féministe » (éd. Calmann-Lévy) la politologue et directrice de recherche à l’IRIS Marie-Cécile Naves tire pour ELLE le bilan politique de Jacinda Ardern.
L’annonce de la démission de Jacinda Ardern a été une vraie surprise, tant en Nouvelle-Zélande qu’à l’international. Pourquoi cette décision est-elle si importante décision est-elle si importante ?
Marie-Cécile Naves : C’est vrai, cela a surpris tout le monde, alors que ça ne devrait pas. La politique n’est pas censée être un métier, en particulier dans les démocraties. Elle devrait être une fonction, que l’on occupe de manière provisoire pour servir l’intérêt général et le bien commun. Les femmes et les hommes politiques ne sont pas supposés en faire une carrière. C’est vrai que dans de nombreux pays, on n’est pas habitués à cela. En France notamment, on s’accroche au pouvoir, on refuse le non-cumul des mandats dans le temps… Or, finalement, c’est assez délétère pour la démocratie, cela éloigne des préoccupations des citoyen·nes. Je trouve par ailleurs très intéressant que l’on parle autant de sa démission alors que la Nouvelle-Zélande est un petit pays, que l’on connaît en général pour le rugby. Cette couverture internationale prouve que les modèles et les influences circulent et que l’on se pose des questions sur le style de leadership qu’on ne se posait peut-être pas il y a une dizaine d’années.
Dans son discours annonçant sa démission, Jacinda Ardern emploie les mots « empathie », « bonté », « optimisme ». Des termes que l’on n’a pas forcément l’habitude d’entendre dans la bouche de dirigant·es…
Ce discours de Jacinda Ardern est à l’image de sa manière de gouverner, c’est une sorte de coda de son pouvoir. Elle explique que l’on peut « être gentil, mais fort. Empathique, mais décisif. Optimiste, mais concentré ». Jusqu’au bout, elle promeut une autre manière de gouverner, dans la détermination et la combattivité, mais aussi dans la compassion, l’horizontalité, l’écoute des autres. Cela confirme son refus d’un pouvoir viriliste, vertical, mais sans tomber dans un leadership que certains pourraient qualifier de « au féminin » – qui est une appellation assez problématique. Selon moi, Jacinda Ardern fait preuve d’un leadership dégenré, qui n’est pas « doux », mais qui n’est pas non plus dans la prédation et dans la domination. Elle montre que l’on peut avoir des convictions, les défendre, tout en étant faisant confiance aux autres types d’expertises que celles qui nous entourent dans l’exercice politique.
Jacinda Ardern n’hésite pas non plus à dire qu’être Première ministre durant ces cinq années et demie lui a « beaucoup coûté beaucoup coûté ». Est-ce nouveau de parler si ouvertement de santé mentale ce nouveau de parler si ouvertement de santé mentale ?
On entend de plus en plus parler de santé mentale dans tout un tas de sphères sociales, notamment depuis la crise de la Covid-19. Dans le sport de haut niveau, ces questions sont notamment portées par des sportives, mais ça reste encore assez inédit dans le monde politique. Selon moi, cela ne doit pas être vu comme une marque de faiblesse ou de fragilité, mais plutôt comme de la lucidité et du respect de soi. Si on se respecte soi, on est aussi plus à même de respecter ses co-citoyen·nes, les écosystèmes, la planète… En ne cachant pas sa vulnérabilité, Jacinda Ardern se positionne à l’opposé de certains dirigeants qui se mettent en scène en disant dormir trois heures par nuit, appeler leurs ministres à n’importe quel heure… Or, je ne suis pas sûre que ce soit un leadership qui soit convaincant. Avoir un dirigeant qui se prévaut de ne jamais dormir et d’être toujours au bout de ses forces n’a pas tellement de sens.
Vous évoquez Jacinda Ardern comme un modèle de « leadership leadership féministe féministe ». En quoi son style de gouvernance tranche-t-il avec celui ». En quoi son style de gouvernance tranche-t-il avec celui d’autres dirigeants d’autres dirigeants ?
On peut qualifier le leardership de Jacinda Ardern de combattif, de déterminé – cela rejoint les mots qu’elle utilise dans son allocution – mais qui refuse le piège de la domination et de la violence. On l’a notamment vu dans la manière dont elle a géré l’attentat de Christchurch en 2019. Elle a été déterminée à ne pas donner le nom du terroriste suprémaciste blanc, elle a appelé à la paix, refusé d’être dans la rhétorique du conflit et de la vengeance tout en faisant preuve d’une grande compassion vis-à-vis de la communauté musulmane. Et cela ne l’a pas empêché de prendre ensuite des décisions fortes et radicales comme l’interdiction des fusils d’assaut et le vote d’une loi bipartisane avec son opposition pour interdire de telles armes. Elle a utilisé cet événement tragique, qui aurait pu être interprété comme une division du pays, comme un moment d’union nationale. Plus globalement, Jacinda Ardern a mis au cœur de son action les objectifs de développement durable, s’est battue contre la pauvreté des enfants, contre l’homophobie, pour la préservation des écosystèmes… Concernant la gestion de la pandémie de Covid-19, elle a su prendre des mesures radicales de confinement, de fermeture du pays, tout en faisant preuve d’empathie vis-à-vis de la population. Jamais elle n’a tenu, comme on l’a vu ailleurs – chez nous, par exemple – de discours guerrier, avec des conseils de défense. Et pourtant, ces décisions ne sont pas du tout accompagnées d’une politique « molle » de sa part.
En mai 2020, un sondage néo-zélandais avait désigné Jacinda Ardern comme la chef de gouvernement la plus populaire depuis un siècle. Comment expliquer cette « siècle. Comment expliquer cette « Jacindamania Jacindamania » ?
Il y a certes eu une « Jacindamania », mais cela ne doit pas occulter toutes les attaques misogynes qu’elle a subies. Je pense récemment à ce moment où elle se trouvait avec la Première ministre finlandaise Sanna Marin et où un journaliste leur a demandé si elles se rencontraient parce qu’elles se ressemblaient, alors qu’elles dirigent des pays qui sont totalement différents. Je pense qu’il y a dans les démocraties une volonté de renouveau, à la fois en termes d’incarnation du pouvoir et de style politique. On sous-estime l’intérêt des électrices et des électeurs pour les valeurs de compassion, de prise en compte de la solidarité et la vulnérabilité de certaines catégories de population. Et ce, même si les gens se lassent vite de leurs leaders. Cela me fait penser à Barack Obama quand il a été élu. Lui a aussi a incarné un style plus jeune, plus moderne. Le fait que Jacinda Ardern n’ait pas caché sa vie privée en arrivant au pouvoir a aussi favorisé sa popularité. Elle a assumé le fait d’accoucher alors qu’elle était au pouvoir, elle est venue dans l’arène politique avec son bébé alors que son mari restait à la maison… C’est très moderne ! Autant cela révulse une partie de la population, autant beaucoup se sont sentis en proximité avec cette femme qui vit comme eux.
Jacinda Ardern a-t-elle contribué à impulser une nouvelle manière de gouverner manière de gouverner ? D’autres dirigeant·es ont-ils/elles un style comparable comparable ?
On peut comparer Jacinda Ardern et la Première ministre finlandaise Sanna Marin, non pas parce qu’elles sont nées femmes, mais parce que par leur parcours et leurs expériences, par l’hostilité aussi qu’elles suscitent, il existe des similitudes. Il y a une proximité non pas biologique, mais d’expériences, dans un monde politique très dur. Je pense qu’il y a aujourd’hui une partie de la population, notamment parmi la jeunesse, qui est attentive à une meilleure représentativité des leaders politiques. Cela ne passe d’ailleurs pas forcément par des modèles féminins. Le Premier ministre canadien Justin Trudeau, par exemple, répond bien à cette définition, tout comme Joe Biden à certains égards. Dans les nominations qu’il a opérées, dans le choix des politiques publiques qu’il a mises en place, le président américain a montré qu’il fallait faire attention aux attentes des personnes les plus vulnérables dans le monde post-Covid.
Peut-on espérer que le ou la futur·e candidat·e qui succèdera à ELLE. Peut-on espérer que le ou la futur·e candidat·e qui succèdera à Jacinda Ardern impulsera les mêmes idées et le même style de Jacinda Ardern impulsera les mêmes idées et le même style de leadership leadership ?
Cela dépendra évidemment de qui gagne les élections. Il peut y avoir une volonté de continuité de la part de l’électorat, notamment parce que les questions de développement durable, d’environnement, de prise en compte du bien-être et de la santé de la population sont devenues prépondérantes. Mais aucune démocratie n’est à l’abri d’un backlash, avec l’élection du camp conservateur, car les vieux réflexes de conserver le pouvoir ne sont jamais loin.