En quoi le féminisme est-il (aussi) un enjeu géopolitique ? Que signifie être une dirigeante politique féministe dans le monde actuel ? On en parle avec la chercheuse Marie-Cécile Naves, qui vient de publier Géopolitique des féminismes (éditions Eyrolles) et Calmez-vous, madame, ça va bien se passer (éditions Calmann-Lévy). Interview dans le magazine « Usbek et Rica », le 12 mars 2023.
Faut-il y voir un signal faible ? Le 15 février dernier, la Première ministre écossaise Nicola Sturgeon annonçait sa démission surprise, mettant en avant son bien-être mental. « Dans ma tête et dans mon cœur, je sais que le moment est venu, que c’est le bon moment pour moi, pour mon parti et pour le pays. Ce travail est un privilège, mais il est aussi très difficile », déclarait-elle alors. Quelques semaines plus tôt, la Première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern mettait elle aussi en avant son état de fatigue au moment d’annoncer sa future démission, assumant « ne plus avoir la force pour rendre justice à [son] travail ». Point commun des deux dirigeantes, malgré l’extrême variété des défis auxquelles elles étaient confrontées : la mise en avant d’une politique ouvertement féministe. De là à voir dans leurs démissions une nouvelle manière de faire de la politique ? Nous avons posé la question à Marie-Cécile Naves, la directrice de l’Observatoire Genre et Géopolitique à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), qui vient de publier deux ouvrages : Géopolitique des féminismes (Eyrolles, 2023) et Calmez-vous, madame, ça va bien se passer (Celmann-Lévy, 2023).
Usbek & Rica : Les démissions récentes de Jacinda Ardern et Nicola Sturgeon sont-elles comparables ? Faut-il s’inquiéter de voir ainsi deux dirigeantes féministes renoncer à leurs fonctions ?
Il faut toujours être très précautionneux, on ne peut pas faire de généralités à partir de deux cas seulement. Mais en l’occurrence, Nicola Sturgeon et Jacinda Ardern, qui sont d’ailleurs assez proches en âge (respectivement 53 et 43 ans, ndlr), nous rappellent à travers leurs démissions respectives qu’il n’y a pas qu’une seule manière de faire de la politique. Elles nous montrent que l’activité politique n’est pas censée être une carrière, mais un moment de la vie très précis dévoué à l’intérêt général. En cela, elles déjouent le stéréotype de l’homme politique fort, viril, qui dort peu la nuit et qui résiste à tout. Il en ressort une réalité que l’on avait sans doute un peu tendance à oublier : les fonctions politiques sont généralement très prenantes et très stressantes, au point qu’elles peuvent éreinter celles et ceux qui les exercent. Selon moi, leur attitude est donc plus rassurante qu’inquiétante, car elle représente un leadership politique plus moderne.
Ces dernières années, il est devenu évident pour beaucoup que le féminisme était un enjeu social, un enjeu économique, ou encore un enjeu écologique. En quoi le féminisme est-il aussi un enjeu géopolitique ?
Le féminisme est un enjeu géopolitique parce que tous les thèmes à l’agenda de la diplomatie et des relations internationales sont concernés par le féminisme et les questions de genre. On ne peut pas aborder les sujets d’éducation, de conflits ou encore de migrations en faisant l’économie d’une approche consciente des enjeux de genre. D’une part, les hommes et les femmes ne vivent pas de la même manière les crises, les guerres et les migrations, comme l’a montré la pandémie de Covid-19. D’autre part, les droits des femmes et des minorités sexuelles sont au cœur des relations diplomatiques. Le langage même des relations internationales peut être très genré (généralement viriliste).
Par ailleurs, on a très longtemps sous-estimé le rôle que jouent les femmes à l’international, à la fois dans les guerres mais aussi dans la diplomatie au sens routinier du terme. Entre autres mobilisations, le mouvement #MeToo nous a invités à ouvrir notre regard et à considérer qu’en matière de féminisme, il existe une circulation très grande des influences – que ce soit au niveau des revendications, des modes d’action ou encore des priorités en matière de politiques publiques. Depuis son émergence, on ne peut plus dire qu’il y aurait, d’un côté, un féminisme occidental et, de l’autre,d’autres formes de mobilisations plus aléatoires. #MeToo nous a obligés à regarder ce qui se passe dans le monde, à nous décentrer. Avoir un regard aveugle aux questions de genre, c’est par ailleurs se priver d’une partie de la réalité et envisager des solutions inadaptées.
En octobre 2022, on apprenait que le nouveau gouvernement conservateur de la Suède décidait d’abandonner sa diplomatie féministe. Que signifie au juste mettre en œuvre une « diplomatie féministe » ?
Il n’y a pas de définition canonique de ce que serait une diplomatie féministe. Chaque pays ou organisation internationale a sa propre vision de ce que cela doit signifier. Jusqu’à aujourd’hui, on est beaucoup dans le registre du branding, du slogan et des bonnes intentions. Dans les faits, cela ne change pas grand chose. Or une diplomatie féministe doit s’inscrire dans le temps long. Il y a à la fois un enjeu de gouvernance (aller vers davantage de parité, lutter contre l’entre-soi dans les postes à responsabilité) et un enjeu de politiques publiques – prendre en compte le fait que 80 % des déplacés climatiques dans le monde sont des femmes, comme le dit l’ONU, par exemple.
Il s’agit également de s’intéresser au rôle des femmes sur le terrain : quels sont leurs besoins, leurs attentes en termes de diplomatie ? Il convient de s’appuyer sur les savoir-faire locaux afin de ne pas plaquer des modèles pré-établis. Dans une grande partie du monde, on ne se reconnaît d’ailleurs pas forcément dans l’étiquette « féministe », qui est vue comme un terme occidental. Mais cela ne veut pas dire que dans ces pays-là les femmes ne luttent pas pour leurs droits.
La guerre en Ukraine a redéfini les équilibres géopolitiques mondiaux. Quelle lecture féministe peut-on faire de l’invasion russe ?
Il faut éviter d’essentialiser les choses : cela n’a pas de sens de penser que les dirigeants masculins sont forcément « enclins à la guerre », à rebours de dirigeantes féminines qui seraient « par nature pacifistes ». En Europe, on voit d’ailleurs très bien comment les mouvements d’extrême droite cherchent à s’appuyer sur des figures féminines pour casser leur image « dure ».
Ceci étant dit, l’invasion de l’Ukraine est fondée depuis le départ sur une rhétorique d’écrasement et de domination de la part de Vladimir Poutine. Ce dernier voit dans le peuple ukrainien un pion perverti de l’Occident, sur fond de stéréotypes homophobes et sexistes. C’est l’idée selon laquelle l’Occident voudrait mettre en péril les valeurs russes ancestrales en imposant son « idéologie » LGBT et féministe. Poutine parle d’ailleurs de « prostituée de l’Europe » à propos de l’Ukraine. Cette manière de justifier le conflit est très marquée par une approche genrée des relations internationales.
Enfin, il faut noter qu’une partie du discours médiatique a présenté la résistance ukrainienne comme étant essentiellement masculine, en négligeant le rôle des femmes, surtout au début du conflit. Même si ce sont, de fait, surtout des femmes et des enfants qui fuient le pays, aujourd’hui, l’Ukraine dispose de l’une des armées les plus féminisées au monde avec environ un quart d’effectifs féminins, sans compter la résistance féminine très forte que l’on observe sur le terrain.
Dans le livre, vous pointez par ailleurs l’émergence d’un discours « fémonationaliste », y compris en France . De quoi s’agit-il ?
Le fémonationalisme consiste notamment à instrumentaliser le féminisme pour le renverser à des fins nationalistes. L’extrême droite a bien compris que le féminisme était dans l’air du temps, et donc qu’elle avait tout intérêt à l’utiliser à ses propres fins. D’où ces discours sur la crainte des migrations et du cosmopolitisme en lien avec l’idée du contrôle des naissances : dans la tête des leaders nationalistes, la natalité devient un moyen de lutter contre les migrations. On retrouve ce discours-là chez l’extrême-droite américaine, mais aussi française, polonaise, hongroise… Il est également fait allusion à cette rhétorique dans le camp de la droite plus traditionnelle, par exemple lorsqu’on entend dire que pour pallier le déficit des retraites ou les pénuries de main d’œuvre, il faudrait augmenter les naissances. La lutte contre l’avortement s’inscrit précisément dans cette dynamique.
Un autre exemple est celui de la récupération des idées écologistes, et notamment l’idée du « retour à la nature » contre la science et la technique. Il s’agit de glorifier la nature féminine, sur la base de ce vieux stéréotype « femme = nature, homme = culture ». In fine, cela sert surtout à justifier la fragilisation des droits reproductifs des femmes (contraception, avortement, etc.). Ce phénomène n’est pas nouveau, mais il est remis au goût du jour par le prisme de l’actualité écologique.
Et qu’en est-il de ce que vous appelez les « résistances masculinistes » ? Qu’est-ce que ces différentes formes de résistance à travers le monde ont en commun ?
Depuis quelques années, on observe une plus grande visibilité des mouvements féministes, pas forcément parce qu’ils sont plus puissants mais surtout parce qu’ils sont plus visibles qu’avant. Les réseaux sociaux et la presse permettent de diffuser des images, des slogans, des mobilisations. Cela a été le cas en Iran, au Chili, en Argentine… À chaque fois, ces mouvements occasionnent des résistances très fortes de la part des opposants, soit parce que ceux-ci comprennent bien les privilèges qu’ils pourraient perdre, soit parce que d’une manière générale les États autoritaires ne tolèrent aucune contestation.
C’est particulièrement le cas lorsque ces revendications s’étendent aux sphères culturelle et médiatique, avec la sortie de documentaires et de livres notamment. Ces contenus culturels se confrontent au pouvoir que détiennent encore majoritairement les hommes. Mais outre l’hostilité, il faut parler de l’indifférence au sort des femmes : en France, on observe encore une relative négligence vis-à-vis des violences faites aux femmes, par exemple. Le phénomène est assez intéressant à observer précisément parce qu’il n’est pas spécifique aux régimes non-démocratiques. On le voit beaucoup aussi sous nos yeux. Ces deux forces s’opposent dans tous les pays du monde, avec un continuum d’oppression qui va de l’indifférence aux crimes en passant par la violence verbale. Même si le curseur est évidemment positionné différemment selon les pays et les cultures.
En ce moment, l’Union européenne mène une campagne de communication autour de certaines « valeurs » qui seraient attachées au Vieux Continent : les droits humains, l’indépendance énergétique, mais aussi l’égalité femmes-hommes. Comment l’UE peut-elle espérer peser sur la scène internationale en matière de féminisme ?
L’Union européenne fait beaucoup de choses, et parfois plus que les États qui la composent, en matière de lutte pour l’égalité femmes-hommes. Cette priorité est inscrite dans un nombre de domaines assez important : programmes de recherche, politiques sportives… Mais il y a encore des progrès à faire, ne serait-ce que parce que le droit à l’avortement n’est pas inscrit dans la charte des droits fondamentaux de l’UE. De même, on pourrait s’attendre à davantage de soutiens aux Afghanes ou aux Iraniennes qui souffrent de violence, par exemple en termes de sanctions et de fonds. Une décision prise récemment, ce mardi 7 mars, va d’ailleurs dans ce sens.
Ceci étant dit, on voit bien dans les discours de certains dirigeants à travers le monde à quel point la rhétorique anti-féministe peut s’appuyer sur la critique de l’Europe. Précisément pour cette raison-là : aux yeux de certains dirigeants d’Afrique et du Moyen-Orient, l’Union européenne est une puissance pervertie par le féminisme et les causes LGBT. Cela veut bien dire que dans une grande partie du monde, l’Europe est perçue comme défendant ces droits. Pour résumer, je dirais qu’en matière de féminisme, l’Europe est un fer de lance qui peut toujours mieux faire.