La pilule abortive aux Etats-Unis

Interview dans "Marie-Claire", le 13.04.23

L’accès à l’une des deux pilules abortives autorisées aux Américaines depuis plus de deux décennies est désormais menacé. Une bataille judiciaire entre un juge fédéral texan proche des mouvements anti-avortement et le gouvernement de Joe Biden se joue depuis quelques jours. Une situation complexe et inquiétante, sur laquelle nous éclaire Marie-Cécile Naves, politologue spécialiste des États-Unis. Interview dans « Marie-Claire » par Juliette Hochberg, le 13 avril 2023.

Un demi-million. C’est le nombre d’Américaines, qui, chaque année, utilisent la Mifépristone (RU 486), autorisée à la vente par l’Agence américaine des médicaments (FDA) depuis plus de vingt ans. Elle est utilisée, en combinaison avec le Misoprostol, un autre cachet, pour plus de la moitié des avortements aux États-Unis.

Mais depuis le Texas, un juge fédéral ultra-conservateur a remis en cause vendredi 7 avril 2023 son autorisation de mise sur le marché, et ce, sur l’ensemble du territoire américain, donnant aux autorités une semaine pour faire appel. Ce que le gouvernement de Joe Biden a fait, dès lundi 10 avril, auprès d’une cour d’appel de la Nouvelle-Orléans. Composée de trois juges, celle-ci a décidé, mercredi 12 avril, que la pilule abortive demeurerait accessible, mais sous de lourdes conditions, comme sa limitation aux sept premières semaines de grossesse – contre dix jusqu’alors – ou l’obligation de consulter à trois reprises un médecin, relate le New York Times.

Alors que cette décision doit entrer en vigueur dès ce vendredi 14 avril, l’administration Biden a annoncé saisir en urgence et en contestation aux restrictions annoncées par cette cour d’appel, la Cour suprême. Celle-là même qui annulait, il y a moins d’un an, le droit constitutionnel à l’avortement dont bénéficiaient depuis 1973 toutes les Américaines.

Éclairage sur la complexe bataille judiciaire en cours outre-Atlantique, et ses potentielles dramatiques conséquences pour les femmes, avec Marie-Cécile Naves, sociologue et politologue spécialiste des États-Unis, aussi autrice de Calmez-vous, Madame, ça va bien se passer (Calmann-Lévy, 2023), Géopolitique des féminismes (Eyrolles, 2023), La démocratie féministe (Calmann-Lévy, 2020), et Trump, la revanche de l’homme blanc (Textuel, 2018).

Marie Claire : Qui est Matthew Kacsmaryk, le juge fédéral qui entend suspendre la commercialisation de la Mifépristone ? 

Marie-Cécile Naves : Il souhaite l’interdire, mais n’a pas le pouvoir de le faire. Contrairement à ce qu’on peut lire dans la presse ces derniers jours, la mise en vente de cette pilule abortive n’est actuellement pas suspendue.

Ce juge – parmi ceux nommés à vie par l’ancien Président Donald Trump – est connu pour ses positions anti-LGBT. Il est aussi proche des milieux militants anti-avortement, de groupes ultra-religieux, fanatiques. C’est dans sa juridiction que la plainte a été déposée, ce qui n’est pas un hasard. Ils répètent que la Mifépristone ne serait pas sûre pour la santé des femmes. On connaît ces arguments par cœur : « les femmes n’ont pas de libre-arbitre », « interdisons-les d’avorter, c’est pour leur bien »…

Un groupe de fanatiques et un juge s’estiment plus compétents que la haute administration du médicament des États-Unis, qui a un mandat, par la loi fédérale, d’autoriser la commercialisation des médicaments sur le territoire américain.

Concrètement, quel est son pouvoir ?

C’est assez technique. Il a le pouvoir de demander à cette Agence américaine des médicaments (FDA) de revoir ses procédures d’autorisation de la Mifépristone. Donc, de revoir la manière dont elle a fait des auditions, a rencontré des scientifiques, fait des tests…

Mais le juge Kacsmaryk n’a pas la possibilité de revenir sur l’autorisation en tant que telle, d’interdire la mise sur le marché de cette pilule. Il ne peut pas non plus interdire à l’industrie pharmaceutique de la fabriquer.

Et puis, lorsqu’il demande à la FDA de revoir ses procédures d’autorisation, elle n’est même pas obligée de l’écouter. Elle peut tout à fait refuser de le faire. S’il l’obligeait à revoir ses procédures, cela constituerait une violation de la loi nationale. Néanmoins, on ne sait pas ce que l’Agence américaine des médicaments fera, même si pour elle, cela serait assez risqué de suivre les recommandations de ce juge. Cela créerait un précédent : n’importe quel médicament pourrait alors être remis en cause par un juge. Ce qui la décrédibiliserait.

Quelles sont les intentions et les conséquences d’une telle prise de position ? 

Ce qui est intéressant, c’est qu’il a créé le doute. Je pense que c’était son but. Faire peur, créer ce doute et des fake news… Certaines circulent déjà. Une partie de la presse d’extrême droite américaine remet actuellement en cause ces procédures d’autorisation.

Depuis longtemps, utiliser les biais et failles juridiques fait partie de la stratégie des anti-avortements afin de faire pression sur le système judiciaire, et finalement, contraindre la justice à se pencher sur des choses qu’elle n’aurait pas étudié d’elle-même, de près. Sur le plan strictement juridique, ce juge s’appuie sur une loi obsolète, le Comstock Act, qui interdit l’envoi par voie postale de toutes informations ou éléments relatifs à la contraception, l’avortement, ou à l' »obscénité ».

Il exhume ce texte de la fin du XIXe siècle. Il a trouvé ce fil, qui va obliger la cour d’appel, saisie par le gouvernement de Joe Biden, à l’examiner.

Dans les années 2010, il y eut une série de lois contre l’IVG aux États-Unis, au niveau local, qui nous paraissait – à nous, observatrices et observateurs – absolument ahurissantes, car contraires à l’arrêt Roe vs Wade [qui assurait le droit à l’avortement sur l’ensemble du pays et rendait inconstitutionnel son interdiction, depuis janvier 1973ndlr]. Mais à force de faire pression sur la justice, de s’immiscer dans toutes les failles juridiques, d’être particulièrement inventif sur le plan du droit, les anti-avortements ont réussi à faire annuler l’arrêt Roe vs Wade [par la Cour suprême, le 24 juin 2022, ndlr].

Ce sont ces mêmes tactiques utilisées depuis longtemps, qui sont utilisées pour contraindre les tribunaux et la Cour Suprême à interdire la pilule abortive sur le territoire national.

Plusieurs États démocrates américains, comme la Californie, ont annoncé constituer urgemment des stocks de pilules abortives, les jours suivants leur remise en question par le juge texan.

Vous voyez : ça créé des peurs. La peur d’une pénurie, peur de ce que vont décider la FDA, les fabricants de médicaments. Pour le moment, ils sont plutôt vent debout.

Mais on ne sait jamais, si dans certains États les usines choisissent de ne plus en fabriquer, ou certaines pharmacies de ne plus en distribuer… On voit bien que tout cela n’est pas de l’ordre du rationnel.

Pourquoi le gouvernement de Joe Biden a-t-il saisi, dès lundi 10 avril, une cour d’appel de la Nouvelle-Orléans ?

Merrick Garland, Ministre de la Justice des États-Unis, dit que les plaignants, dont ce juge, n’ont pas démontré avoir subi de préjudices avec ce médicament. C’est l’argument pour lequel il a saisi une cour d’appel.

Il faut savoir que quelques heures après que le juge Kacsmaryk a émis cette décision, un autre juge fédéral, à Washington, a publié un jugement contradictoire, demandant à la FDA de faciliter l’accès à la Mifépristone. Deux décisions de juges de même niveau, opposées l’une à l’autre. Il y aurait donc eu, de toute façon, une bataille juridique.

Là, le gouvernement prend un peu les devants, afin de montrer qu’il veut avoir la main, s’engager pour le droit à l’avortement. Le Président des États-Unis affirme ainsi à son électorat qu’il va être combattif pour leurs droits et leurs libertés. La Cour suprême peut aussi être saisie en urgence par le gouvernement [ce qu’il a précisément annoncé faire ce jeudi 13 avril, entre cet entretien réalisé le 12 avril et sa parution sur notre site, le jour suivant, ndlr].

Interdire la pilule abortive sur l’ensemble du territoire est contradictoire avec l’arrêt Dobbs vs Jackson [qui a annulé en 2022 l’arrêt Roe vs Wade, et rend libre chaque État américain de restreindre ou interdire l’avortement sur son territoire, ndlr]. Cela serait, de plus, une atteinte à la liberté économique. Et sur ce plan-là, cette Cour suprême composée en majorité de juges conservateurs, est ultra-libérale. Ce n’est donc pas dit que, si elle est saisie [comme cela va être le cas], elle ira dans le sens du juge Kacsmaryk.

Dans votre nouvel essai Calmez-vous, Madame, ça va bien se passer, vous dédiez un chapitre au militantisme anti-avortement aux États-Unis et l’annulation de l’arrêt de Roe vs Wade. Dix mois plus tard, quel regard portez-vous sur cette Amérique « post-Roe » ?

Il y a vraiment deux Amériques qui se font face : une Amérique majoritaire, qui est pour la liberté des femmes et l’accès à l’avortement (un certain nombre de scrutins ces derniers mois le prouve, du référendum au Kansas en août dernier, où les électeurs ont voté pour la protection l’IVG, aux Midterms en novembre, en faveur des démocrates), et une autre, ultra-minoritaire, qui est contre. Mais cette seconde Amérique détient un très grand pouvoir d’influence, via un fort lobbying et militantisme de terrain. Elle est notamment beaucoup écoutée par le Parti républicain.

L’historienne du droit américain Mary Ziegler, qui a consacré plusieurs ouvrages à l’accès à l’avortement dans son pays, dit : « L’arrêt Dobbs, ce n’est que le début ». Elle n’est pas surprise de ce qu’il se passe aujourd’hui, avec la pilule abortive. Le juge Kacsmaryk n’emploie pas les mots « embryon » et « fœtus ». Il parle de « bébé à naître ». L’étape d’après pour les militants anti-avortement est donc de faire en sorte que le fœtus – voire l’embryon – soit reconnu comme une personne, avec des droits. Ce qui signifierait alors qu’avorter est un crime. Ils sont prêts à livrer une bataille pour la criminalisation de l’avortement.