Cet article, consacré au droit à l’avortement aux Etats-Unis et à ses implications politiques, a été publié dans la revue « Servir » (ex-« Revue des ancien·ne·s élèves de l’ENA ») dans son numéro 518 de janvier 2023, intitulé « Regards sur 2022 ».
Les élections de mi-mandat du 8 novembre 2022 aux États-Unis devaient marquer le retour fracassant des républicains au Congrès, signe de la déception engendrée par la présidence de Joe Biden. Il n’en a rien été. L’inflation record, la perspective d’une récession en 2023, les inquiétudes sur la situation économique internationale en raison de la guerre en Ukraine n’ont pas été déterminants dans les urnes. Le vieux mantra, « It’s the economy, stupid ! », n’a, cette fois, pas fonctionné. Les efforts du parti républicain pour imposer, par ailleurs, ses crispations identitaires et sécuritaires n’ont pas été aussi fructueux que prévu, voire se sont avérés, ici ou là, contreproductifs.
Si le Grand Old Party prend le contrôle de la Chambre des représentants, ce n’est que de justesse, et il échoue à gagner le Sénat qui était prenable. Au niveau local, les résultats sont également décevants, à quelques exceptions près, dont la Floride qui reste aux mains du « trumpiste sans Trump », le gouverneur Ron DeSantis, figure montante du parti. Que s’est-il passé, alors que les Midterms sont traditionnellement un revers pour le président en place ?
Parmi les explications figure la forte mobilisation des femmes et des jeunes, côté démocrate, motivés notamment, comme l’indiquent les enquêtes menées dès le 9 novembre 2022, par la défense du droit à l’avortement, qui a constitué l’un des premiers sujets de préoccupation des électrices et des électeurs.
L’arrêt de la Cour suprême du 24 juin 2022, Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, en mettant un coup d’arrêt à ce droit au niveau constitutionnel, en renversant l’arrêt de 1973, Roe v. Wade, a véritablement fait de l’avortement un « game changing issue ». Car si Dobbs est incontestablement une grande victoire pour le camp ultra-conservateur, construite pièce à pièce depuis les années 1980 par un militantisme de terrain très efficace, un lobbying des ultra-religieux et l’opportunisme du parti républicain, il est en complet décalage avec la société actuelle. Les deux tiers des Américaines et des Américains, en effet, défendent Roe, ce qui signifie que l’électorat républicain n’y est plus aussi massivement opposé qu’il y a quelques années. Le parti a ignoré les signaux, dont le référendum dans l’État conservateur du Kansas en août dernier, qui avait vu la défaite des anti-avortement, constituait le premier avertissement.
Dans plusieurs États fédérés comme le Michigan ou le Kentucky, ce droit faisait l’objet d’un référendum à l’occasion des Midterms, soit pour l’inscrire dans la Constitution locale, soit pour y graver dans le marbre son interdiction. Chaque fois, les pro-choice l’ont emporté. Et de nombreux démocrates ont remporté le scrutin pour le Sénat (John Fetterman en Pennsylvanie, par exemple) ou le poste de gouverneure (comme Gretchen Whitmer dans le Michigan) notamment parce qu’ils et elles ont défendu ce droit.
Les républicains vont-ils en tirer les conséquences pour la présidentielle de 2024 ? Rien n’est moins sûr, d’autant que, dans d’autres États fédérés, ils ont conforté leur pouvoir et l’accès à l’avortement y est d’autant plus menacé. Ainsi que l’explique la professeure de droit Mary Ziegler, spécialiste de la question, si Roe a pu être renversé par la Cour suprême, tous les droits individuels sont potentiellement menacés. La prochaine étape pourrait donc être d’interdire purement et simplement, dans tout le pays, l’avortement mais aussi la contraception, sans oublier la liberté de circulation des femmes souhaitant avorter dans un autre État. Certaines commencent du reste à faire l’objet de surveillance et de dénonciations via les applications de santé gynécologique.
En 2022, à l’échelle nationale, les femmes constituaient les deux tiers des nouveaux inscrits sur les listes électorales. En 2018, déjà, la participation des électrices démocrates et indépendantes, mais aussi des républicaines modérées avait atteint un record : un an après #MeToo, près de deux ans après la première Women’s March, leur vote signifiait en grande partie leur opposition à la personnalité et à la politique misogynes de Donald Trump. En 2020, la mobilisation de ces mêmes électrices a été l’un des facteurs déterminants de la victoire de Joe Biden, qui sait ce qu’il leur doit.
Dans l’argumentaire de la Cour suprême du 24 juin 2022, une courte phrase du juge Samuel Alito est très instructive : « Les femmes disposent d’un pouvoir électoral et politique » pour exprimer leur opposition à l’arrêt Dobbs. De fait, c’est exactement ce qui s’est passé. Est-ce à dire que la droite et l’extrême droite ne « sentent » pas, ou mal, le pays ? Concentrées sur la partie (importante) de l’Amérique qui honnit le progressisme et le multiculturalisme, elles ont peut-être sous-estimé leurs adversaires… ou au contraire ont voulu les prendre par la force.
En matière de guerre culturelle, il est un autre sujet qui a marqué le pas lors de ces élections mais qui n’a pas disparu : les questions d’égalité de race, de genre et d’orientation sexuelle dans les programmes scolaires. Le parti républicain, trumpisé, a misé sur le « ras-le-bol » des restrictions mises en place avec la Covid – port du masque obligatoire, vaccination, fermeture des écoles – et a voulu capitaliser sur les frustrations vis-à-vis des institutions.
ans les écoles primaires, le « droit des parents » a été instrumentalisé pour se cristalliser sur le bannissement de cours sur l’esclavage, la ségrégation et le racisme, mais aussi l’égalité filles-garçons, les droits des LGBTI ou encore le dérèglement climatique. La loi « Don’t say gay », approuvée par Ron DeSantis en Floride, en est une illustration : il n’est plus possible de parler, en classe, d’orientation sexuelle, et donc de discriminations fondées sur celle-ci. Les interdictions, dans plusieurs États, faites aux filles trans (mais pas aux garçons trans) de participer aux compétitions sportives, y compris scolaires, est la marque la plus absurde de cette obsession.
Or, une autre grande leçon des élections de mi-mandat, c’est l’exaspération d’une (grande) partie de l’électorat pour la violence et la polarisation politiques, et donc pour ces paniques identitaires qui nourrissent la haine. Premier scrutin depuis l’assaut du capitole, le 6 janvier 2021, les Midterms ont montré que le pari de Joe Biden de défendre la démocratie et les droits civiques était sans doute le bon.