Les débats au sein du féminisme

Interview pour la RTBF, le 22.04.23

Le 22 avril 2023, j’étais l’invitée de « Week-end première » sur la RTBF. J’ai accordé une interview sur mon livre « Calmez-vous, madame ». Nous avons notamment parlé des débats au sein du féminisme, dont j’ai expliqué qu’ils constituaient une bonne nouvelle.

Dans son nouveau livre Calmez-vous madame, ça va bien se passer, Marie-Cécile Naves, docteure en science politique, directrice de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), dresse un panorama des réceptions positives et négatives du féminisme aujourd’hui, à travers de nombreux exemples puisés dans l’actualité.

« Mais calmez-vous madame, ça va bien se passer », c’est la phrase qu’a prononcée le ministre de l’Intérieur français, Gérald Darmanin, alors que la journaliste Apolline de Malherbe le met face aux chiffres de l’augmentation des violences en France, issues des statistiques de son propre ministère. Le ministre contre-attaque, en accusant en creux la journaliste de ne pas maîtriser ses nerfs. C’est malheureusement un grand classique pour décrédibiliser la parole d’une femme qui défend son point de vue : la ramener à une prétendue hystérie qui serait propre à son genre.

© Calmann-Lévy/Xavier Desplas

Le féminisme, un projet de société

Dans La démocratie féministe (Calmann-Lévy 2020), Marie-Cécile Naves montrait qu’au-delà de la défense du droit des femmes, le féminisme est un projet de société. Dans ce nouveau livre, elle veut montrer que c’est pour cela que le féminisme occasionne des résistances.

« Le féminisme est devenu incontournable », explique-t-elle. Dans le monde du travail, en politique, dans la famille, la publicité, l’orientation scolaire, le langage, l’écriture, les demandes de visibilité des réalisatrices et des autrices, le temps médiatique consacré aux sportives et bien sûr la lutte contre les violences sexistes et sexuelles,…

Tout cela est systémique et le féminisme est un projet global de transformation des sociétés, de renversement des conservatismes, de dénonciation d’un continuum de violence et d’injustice, qui va de la petite blague au meurtre, en passant par la remise en question du droit à l’avortement, par exemple, y compris dans nos démocraties.

Pourquoi ce projet de société fait-il peur ?

« Il y a beaucoup de gens, y compris des hommes, qui adhèrent à ce projet, parce qu’ils ont aussi à y gagner », précise Marie-Cécile Naves. Le combat contre les stéréotypes de genres, notamment, est bénéfique aux hommes. « Le féminisme intrigue, interpelle de plus en plus d’individus, de groupes et d’institutions. C’est aussi de nouvelles manières de voir le réel. C’est un succès culturel et politique. »

Ce qui inquiète aussi certains, c’est que les forces vives féministes sont de plus en plus visibles, de plus en plus diverses, et aussi de plus en plus jeunes. Cela multiplie les voies, les lieux d’expression, les espaces de revendication. On le voit partout, dans des livres, podcasts, séries télé, documentaires, stories instagram, sur Tik Tok, etc. C’est une ouverture du champ des possibles pour tout le monde.

Enfin, on voit aussi une circulation d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre. On sait mieux ce qui se passe ailleurs et on peut bénéficier de l’influence des autres pays et des autres cultures.

Dans son livre, Marie-Cécile Naves passe en revue les façons dont le féminisme est souvent discrédité et elle y répond.

On entend par exemple souvent dire : ‘de toute façon, les féministes ne sont déjà pas d’accord entre elles’.

« C’est une bonne nouvelle qu’il y ait des débats et des discussions parfois vives au sein du féminisme, répond-elle. Cela a toujours existé. C’est justement parce qu’il y a une pluralité des approches que ça en fait un mouvement riche. Le débat, c’est la démocratie. »

C’est grâce au féminisme, et d’ailleurs au féminisme radical, que les femmes peuvent voter, travailler, faire des études, bénéficier de la contraception, avoir accès à l’avortement. « Ce n’est pas par des demandes apaisées et gentilles que cela a pu arriver ! »

Quand l’expertise des femmes est récupérée

Certains médias utilisent le féminisme pour faire le buzz. Marie-Cécile Naves elle-même est régulièrement invitée sur les plateaux télé ou radio et a fait certaines expériences désagréables, notamment quand on essaie de l’instrumentaliser.

« Souvent les hommes invités avec moi, avec les femmes, tentent de vous couper la parole ou de reprendre à leur propre compte ce que vous venez de dire pour se l’approprier. C’est vrai que ‘Calmez-vous, Madame’, moi aussi je l’ai entendu. Comme si finalement, il y avait une difficulté à partager la parole publique, le récit, l’expertise. »

Depuis une dizaine d’années, elle observe toutefois un changement : les femmes sont davantage invitées sur des sujets dits sérieux, qui étaient souvent l’apanage des hommes.

« Mais certains ont du mal avec ce changement et se prétendent plus experts que vous, y compris sur les sujets que vous connaissez bien ».

Les savoirs féministes, c’est un ensemble d’expertises, de connaissances, qui peuvent être académiques, universitaires, scientifiques, militantes, activistes, politiques, mais aussi artistiques, citoyennes, précise-t-elle. C’est par l’expérience concrète des femmes que l’on peut faire progresser les choses, parce qu’on peut mieux identifier les besoins qui sont les leurs.

« Vous détestez les hommes en fait, vous voulez prendre votre revanche »

Certains ont intérêt à imposer la guerre des sexes, mais ce n’est pas comme ça qu’il faut raisonner, affirme Marie-Cécile Naves.

« Le féminisme n’est pas la guerre des femmes contre les hommes. C’est la guerre des femmes, mais aussi de tout le monde, contre le patriarcat. C’est-à-dire contre des structures sociales, des habitudes, des attentes, des invariants très ancrés dans la société qui font que, en raison de leur sexe de naissance, les hommes et les femmes devraient avoir des rôles sociaux différenciés, des métiers différents, des attitudes différentes. »

Quand on crée des catégories, on crée des hiérarchies, disait l’anthropologue Françoise Héritier.

« Il faut combattre cette manière très structurelle d’assigner les individus à des places sociales, à des rôles sociaux en fonction de leur sexe ».

« Il y a toujours pire ailleurs »

A l’argument « Vous pinaillez, vous n’êtes pas si mal loties en Occident, vous les femmes »Marie-Cécile Naves répond : « On attend avec impatience les actions et l’engagement de ceux qui nous disent cela. En faveur des Afghanes, des Iraniennes et de toutes les femmes qui dans le monde souffrent d’oppression atroce. On ne les entend pas tellement sur ces sujets-là. »

Par ailleurs, il faut toujours garder en tête que rien n’est jamais acquis. Les avancées en faveur des droits des femmes peuvent toujours reculer. L’exemple le plus frappant est celui de la déconstitutionnalisation du droit à l’avortement aux Etats-Unis, il y a bientôt un an. On le voit dans d’autres démocraties européennes, avec des gouvernements de droite ultra ou d’extrême droite.