Pour promouvoir l’agenda féministe, l’enjeu des passages entre les champs militant, scientifique et politique est crucial. Or, ces dernières années, cette circulation des savoirs marque le pas dans notre pays. C’est autant d’expertise perdue pour la décision publique. Un sujet que j’aborde dans mon dernier livre, « Calmez-vous, Madame, ça va bien se passer ». Mon dernier post de blog sur Mediapart, publié le 23 mars 2023.
En matière de féminisme, il est sans doute impossible de convaincre les plus récalcitrants. Mais il est possible de le faire pour beaucoup d’autres. C’est pourquoi la pédagogie est indispensable et les espaces de discussion, nécessaires. Car le langage fait lien. La mise à disposition d’ouvrages, d’articles, de podcasts et de tous les outils d’éducation populaire n’a jamais été aussi vaste. Tout ce qui fait de nous des individus curieux et chanceux de disposer, aujourd’hui, de tant de sources d’information et de documentation à portée de main et de clic. Encore faut-il que l’on s’en saisisse.
C’est une grande force du féminisme que de savoir créer et animer des lieux de conversation : des « cercles de parole », comme le dit l’écrivaine et militante américaine Gloria Steinem. Or, la (forte) dégradation des conditions du débat démocratique, via la montée en puissance du modèle économique du clash et du buzz, obère le dialogue et menace cette dynamique, cependant bien réelle.
Renforcer les espaces de conversations politiques
Bienveillance, écoute, inclusion ne sont pas de vains mots, même s’ils donnent l’impression d’être galvaudés, marketisés, récupérés. Ils ont bel et bien un sens et des applications concrètes. Ce ne sont pas des slogans. Accepter le conflit d’idées argumentées, sans malhonnêteté intellectuelle, c’est précisément prendre le risque de la confrontation, ce qui est certes challenging mais aussi stimulant. Dans la discussion et l’écoute, qui n’excluent pas l’exigence, il faut, de part et d’autre, faire preuve de compétences d’attention et de distance par rapport à soi-même, il faut accepter la différence de points de vue. C’est un savoir-faire.
Contrairement à ses adversaires, et loin des caricatures qui en sont faites par goût, justement, de la polémique, le féminisme est, ainsi que le notait l’autrice et militante bell hooks dans De la marge au centre, l’un des courants de pensée et d’action qui, dans son histoire, a su le plus se remettre en question, qui est le plus capable d’autocritique. C’est cela aussi qui l’a fait avancer.
Dans son essai Bad Feminist, l’écrivaine Roxane Gay rappelle que « le féminisme est imparfait » et que c’est une bonne nouvelle. Le problème, ajoute-t-elle, c’est que la société attend que le féminisme « fasse toujours les bons choix » et qu’il corresponde à « des normes déraisonnables ». On exige, en effet, des féministes qu’elles soient irréprochables. Or, non seulement la pureté militante est une impasse – faut-il vraiment être la meilleure, « la première de la classe », selon l’expression de Virginie Despentes ? –, mais force est de constater que les exigences de ce que devrait ou ne devrait pas être le féminisme sont exprimées par ceux (et celles) qui ont le plus à craindre de lui.
Des phrases comme « vous desservez votre cause » ou encore « il y a pire ailleurs » l’illustrent et n’ont pour d’autre but que d’éviter la discussion.
Penser la complexité pour agir plus efficacement
Les féminismes militants, académiques, citoyens et de gouvernement ne sont pas incompatibles, c’est même le contraire : ils sont complémentaires et nécessaires les uns aux autres. C’est une autre de leurs grandes forces. Seules de telles rencontres ont permis aux droits des femmes de progresser. Sans elles, les revendications de la rue n’auraient jamais trouvé de concrétisation dans les lois. Sans elles, on n’aurait jamais compris que l’intime est politique, que les violences sont un sujet sérieux, ou encore que les politiques publiques aveugles aux questions de genre en matière de santé, d’éducation, d’écologie, d’emploi, de retraite, de fiscalité, d’urbanisme, de diplomatie manquent une partie de la réalité et sont donc moins efficaces.
Les savoirs féministes, dans toute leur diversité, sont donc indispensables à la décision publique. Protester et résister sont des actions essentielles. Proposer est tout aussi crucial : en féminisme, l’agenda réformateur compte autant que les revendications révolutionnaires. Si l’on doit bien sûr reconnaître que la loi, à elle seule, ne change pas les pratiques, il est important de continuer à construire des ponts entre les enseignements et les demandes militantes, les résultats de la recherche en études de genre, et la construction des politiques publiques.
La complémentarité de ces regards fait bouger les lignes. Pour cela, il faut que les femmes puissent accéder aux responsabilités, celles qui permettent de décider, celles qui font le droit et celles qui impulsent et mesurent leur application administrative. La dynamique de parité est le premier levier de lutte contre les entre-soi du pouvoir.
Ne plus se priver d’expertises
Le rapprochement entre champ militant, champ universitaire et champ politique marque néanmoins le pas dans notre pays. Leur relation s’est dégradée ces dernières années. La haute fonction publique fonctionne encore trop en vase clos et peine à s’ouvrir à d’autres formes d’expertises que la sienne. Ainsi, la France fait figure d’exception dans les pays développés quant au nombre de docteur·e·s aux postes de décision publique et privée.
Cette endogamie est tout autant une aporie démocratique qu’une garantie d’inefficience sur le plan des réformes : la complexité du réel n’est pas bien appréhendée. La méfiance de nombreux·ses élu·e·s vis-à-vis de la recherche et de l’enseignement universitaires, et notamment des sciences humaines et sociales, qui ont été dangereusement caricaturées par des observateurs ignorants des contenus scientifiques et de la pédagogie, s’est concrétisée dans les tentatives, jusqu’à certain·e·s membres d’un précédent gouvernement, pour disqualifier et calomnier, notamment, les études de genre.
Cette peur à l’encontre de l’esprit critique est préoccupante en démocratie. Et ce, d’autant plus que la recomposition idéologique des partis politiques et que la défiance des citoyen·ne·s s’accroît, en particulier chez les plus jeunes, même lorsque ces dernières et ces derniers sont engagé·e·s politiquement et impliqué·e·s dans la cité. On se prive donc non seulement de connaissances, mais aussi de forces vives.
En féminisme, aujourd’hui comme hier, il y a de l’impatience. Il y a par-dessus tout un désir de changement. Les collectifs sont producteurs d’actions. Et ce n’est pas nouveau : c’est un moyen de pallier des formes historiques d’invisibilisation de parties entières de la population. Comme le dit la philosophe Geneviève Fraisse, « #MeToo a modifié le rapport de force en lui donnant un caractère politique ». Il a invité des millions de femmes à parler. Il est aussi important de prendre soin de ces paroles et de ces savoirs qu’il est précieux d’en nourrir des politiques publiques qui rendent la vie meilleure, ou du moins plus supportable.
Marie-Cécile Naves, « Calmez-vous, Madame, ça va bien se passer » (Calmann-Lévy, 2023, 19,50 euros).