Les femmes contre les dictatures

Interview pour "Le Soir", le 4.05.23

« Partout, les femmes se sont mobilisées contre les dictatures et le patriarcat religieux ». De l’Amérique latine au Japon en passant par l’Inde, la Tunisie ou l’Iran, les femmes se retrouvent à l’avant-plan des luttes contre les oppressions. Interview pour « Le Soir » par Véronique Kiesel, paru le 4 mai 2023.

Pour faire bouger les choses en matière de droit des femmes, il faut forcément renverser la table ?

Si on se contente de demander gentiment des changements, ça ne marche pas ! Jamais aucune avancée en matière de droits ne s’est faite sans revendications radicales, ce qui ne veut pas dire violentes ni extrémistes. Des exigences fortes sont nécessaires pour faire bouger les choses, il faut du militantisme pour attirer l’œil de l’opinion et des médias. Mais ensuite, après avoir inséré ces revendications dans l’agenda, il faut entrer dans une phase de négociation, de compromis, pour pouvoir les traduire dans les textes légaux. Le féminisme révolutionnaire est aussi indispensable que le féminisme réformiste.

Vous avez des exemples de ces moments ?

La plus belle loi peut être votée, mais sans budget, elle peut difficilement être appliquée…

En effet. Le meilleur exemple positif, c’est celui de l’Espagne, dans sa lutte contre les féminicides et les violences faites aux femmes. La politique espagnole n’est pas parfaite mais elle a permis de fortement faire baisser les féminicides parce que des moyens conséquents ont été consacrés à la formation des policiers et du personnel de justice. Et aussi à l’utilisation des bracelets de non-rapprochement pour les hommes violents. La France est très en retrait sur ce point.

Pour avancer dans l’agenda féministe, il faut forcément sortir de ce que l’on appelle « l’entre-soi masculin »?

L’entre-soi masculin passe pour être neutre, universel. C’est historique : dans les pays occidentaux, on peut observer la différence de temporalité pour l’obtention du droit de vote (en France, 1848 pour les hommes, 1944 pour les femmes NDLR). Les entre-soi sont délétères, qu’ils soient masculins, blancs, basés sur l’origine sociale ou le fait d’être sortis des mêmes écoles prestigieuses. Ils sont à la fois iniques et inefficaces, parce qu’ils privent de regards différents sur le monde et d’autres types d’expertise. Le mouvement vers davantage de parité femme-homme est un des leviers essentiels qui pourrait, dans les démocraties, diminuer le sentiment de rupture entre les gouvernants et la population.

En explorant l’évolution des féminismes sur les divers continents, qu’avez-vous découvert de plus surprenant ?

Je ne cesse d’être fascinée par l’étendue des savoirs et des expertises féministes, dans la recherche mais aussi dans le quotidien des femmes. Quand j’ai travaillé sur l’Inde, j’ai ainsi découvert des femmes qui très localement s’organisent, se battent pour vivre plus dignement, sans avoir forcément conscience d’être dans une démarche politique. Mais aussi le rôle majeur joué par des femmes dans la guerre en Ukraine : à la fois dans l’armée, extrêmement féminisée, mais aussi sur le terrain, où se sont organisés des réseaux de solidarité, d’entraide, pour survivre ou pour émigrer, qui consolident des savoir-faire portés par des femmes de toutes origines, de toutes générations. La diplomatie de sortie de conflit doit vraiment s’appuyer sur elles.

Et qu’est-ce qui vous a semblé le plus réjouissant dans ce que vous avez découvert ?

Le plus réjouissant, c’est de voir à quel point s’est abaissé, partout dans le monde, le seuil de tolérance chez les jeunes générations engagées. Même si cela s’inscrit dans une continuité avec les générations précédentes, , il y a, en matière de violence, de sexualité, d’identités de genre, des situations qui étaient tolérées avant et qui ne le sont plus du tout aujourd’hui. Dans de très nombreux pays du monde, les jeunes – et parfois très jeunes – femmes portent des mouvements de revendication des droits importants, mais aussi de changements de la société. En Iran, véritable laboratoire des luttes, mais aussi en Asie, au Japon ou en Corée du Sud, des pays auxquels on ne pense pas forcément quand on réfléchit au sexisme, au patriarcat.

Et le plus déprimant ?

Certes il y a le « backlash », le retour de bâton, ce que j’appelle « la gifle anti-Me Too » : à chaque avancée féministe succède une contre-offensive. Mais le plus déprimant pour moi, c’est, dans la plupart des pays du monde, cette indifférence aux violences faites aux femmes et aux enfants, y compris aux féminicides. En France, on a quasiment un féminicide tous les deux jours et demi, et on a l’impression que la société s’y habitue. D’autant plus que la violence des hommes violents est, dans les représentations collectives, encore appréhendée comme quelque chose de naturel, le fruit d’émotions incontrôlables. C’est plus déprimant que le « backlash », parce que ce dernier peut être combattu frontalement.

Dans de nombreux pays, l’extrême droite repointe sa tête. Elle est systématiquement antiféministe ?

Oui, c’est un point commun entre tous les régimes autoritaires dans le monde, que leur moteur soit l’extrême droite ou l’obscurantisme religieux : les femmes sont leurs victimes prioritaires. Une des premières mesures annoncées par le nouveau gouvernement suédois de droite et d’extrême droite a été la suppression de la diplomatie féministe (qui intègre l’objectif de l’égalité entre les femmes et les hommes dans toutes les problématiques internationales, NDLR). Il n’avait pas d’autres priorités ? En France, pendant la discussion sur la réforme des retraites, on a vu des figures de droite très conservatrices lier le problème du financement des retraites au fait que les femmes font moins d’enfants. Il y a ce fantasme selon lequel il faut encourager les femmes – blanches – à faire plus d’enfants. La même rhétorique a été utilisée en Pologne pour interdire quasi totalement l’avortement : face aux vagues migratoires, interdire l’avortement permettrait de lutter contre le péril démographique lié à « l’immigration massive ».

L’Amérique latine est une région où le poids des religions est important, mais elle est aussi à l’avant-garde de la contestation féministe…

Oui, les femmes s’y sont mobilisées en opposition au catholicisme mais aussi à la dictature militaire. En Argentine et au Chili, il y a depuis très longtemps des mouvements de femmes pour s’opposer et survivre dans un environnement hostile. Les Mères de la Place de Mai ont demandé des comptes à la dictature en Argentine dès 1977. Et plus récemment, à partir de 2015, c’est de cette région qu’est partie la campagne « ni una menos » (« pas une de moins ») contre les féminicides et les disparitions forcées. Ces modes d’action, slogans, revendications, ont circulé dans le reste du monde. Et inspiré le mouvement Me Too en 2017. Mais ces femmes ont aussi revendiqué des droits pour tous.

C’est aussi le cas au Maghreb et au Moyen-Orient : les femmes avaient une place importante dans le mouvement des Printemps arabes, pour dénoncer là aussi une double oppression, de la dictature et du patriarcat. Mais, dans ces mouvements, les hommes n’étaient pas très à l’écoute de leurs revendications : c’était d’ailleurs déjà le cas en Mai 68 et dans les luttes anti-coloniales… Et ensuite, la répression a été très brutale et des régimes politiques durs ont conforté leur autoritarisme.