Aux États-Unis, le militantisme des mères

Post sur mon blog de Mediapart, le 11.06.23

Les mobilisations des mères américaines sur la question des armes à feu ou l’interdiction des livres à l’école gagnent en audience. Post de blog sur Mediapart, publié le 11 juin 2023.

 

Le militantisme citoyen a une influence majeure aux États-Unis. C’est une tradition, une longue histoire, qui perdure. Il a, par exemple, été déterminant autant au moment du Tea Party, il y a 10 ans, que lors de la dernière campagne présidentielle et des récentes élections de mi-mandat. Or, le rôle des femmes dans ces mouvements a longtemps été minimisé. Parmi elles, celles qui mettent en avant leur statut de mère de famille sont aujourd’hui particulièrement mobilisées, chez les progressistes comme chez les conservatrices. Focus sur deux exemples.

Le combat contre les armes à feu

La génération des jeunes Américaines et Américains surnommée « post-Colombine », du nom du massacre dans le lycée du même nom en 1999, a dû apprendre à vivre avec le risque de tueries de masse dans les écoles. Nombreuses et nombreux sont les jeunes qui, dès l’adolescence, militent pour une plus grande régulation de la possession et du port d’armes à feu dans le pays. C’est d’autant plus le cas de celles et ceux qui ont survécu à de telles attaques, comme celle de Parkland, en Floride, en 2018, et font entendre leur voix depuis. Selon l’organisme indépendant Gun Violence Archive, depuis quelques années, près de deux mass shootings (définis par au moins quatre morts et/ou blessés, en dehors du tireur) ont lieu chaque jour dans le pays. L’inertie des pouvoirs publics, voire, dans plusieurs États fédérés, l’assouplissement des règles encadrant l’achat ou le port d’armes à feu, mobilise aussi les familles, et notamment les mères. Manifestations, lobbying auprès des élu·e·s, interviews dans la presse, forte présence sur les réseaux sociaux pour raconter l’histoire de telle ou telle jeune victime, abattue pendant qu’elle traversait la rue, jouait au football, se rendait en classe, étudiait à la bibliothèque : toute forme d’expression dans l’espace public et médiatique est utilisée.

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Le groupe « Moms Demand Action » (« Les mamans exigent des actes »), créé par Shannon Watts après le massacre dans l’école primaire de Sandy Hook, en 2012, qui a fortement et durablement marqué les esprits, en fait partie. Son adversaire : le lobby des armes. Moms Demand Action compte des centaines de milliers de bénévoles à travers le pays. Il pousse aussi les femmes à s’engager en politique pour mettre ce sujet en haut de l’agenda. Aux élections de mi-mandat de novembre 2022, 140 candidates et candidats bénévoles dans l’association ont été élu·e·s dans une assemblée locale. Watts entend promouvoir un empowerment des femmes en tant que « citoyennes, étudiantes, survivantes », qu’elles aient ou non des enfants : « nous sommes une association qui laisse les femmes prendre le lead », dit-elle, ajoutant qu’« il n’y a rien de plus puissant d’une armée de femmes en colère ».

Moms Demand Action a construit un narratif intersectionnel, rappelant que le combat contre la violence par armes à feu est aussi un enjeu de justice raciale. On se souvient des manifestations de femmes, et du « Wall of Moms », à Portland après le meurtre de George Floyd en 2020. Et, bien sûr, il faut rappeler que Black Lives Matter a été créé par trois jeunes femmes en 2013 : Patrisse Cullors, Alicia Garza et Opal Tometi.

L’obsession des livres dangereux

À droite, pour ne pas dire à l’extrême droite, la maternité demeure une identité sociale glorifiée et mobilisable pour défendre le statu quo, voire pour prôner le retour en arrière. Des groupes de mères ultra-conservatrices ont, dans des écoles, mis sur pied une mobilisation se voulant « anti-genre » – autrement dit contre l’éducation à la sexualité et contre les droits des LGBTI – et portant des revendications historiographiques. Les professeur·e·s sont accusé·e·s d’enseigner aux enfants de « haïr l’Amérique » en mentionnant, en classe, l’histoire esclavagiste, ségrégationniste et patriarcale de l’Amérique, ou de leur « apprendre comment devenir gay ou lesbienne ». Et les livres sont visés. L’œil le plus bleu de la prix Nobel Toni Morrison ou encore The Handmaid’s Tale de Margaret Atwood ont ainsi été retirés des rayons de certains bibliothèques scolaires, à l’instar de centaines d’autres.

Le groupe « Moms for Liberty », par exemple, revendique aujourd’hui 100.000 membres, dans quasiment tout le pays. Il est lié notamment au lobby d’extrême droite Heritage Foundation et trouve des ramifications dans le parti républicain, au nom de la défense des valeurs familiales traditionnelles et de la religion – plus exactement d’un certain fanatisme religieux. L’enjeu, pour le parti, est de galvaniser les femmes conservatrices des banlieues résidentielles après les Midterms de 2018, théâtre d’une mobilisation record – par ailleurs non démentie depuis – de l’électorat féminin contre le trumpisme. L’École en est la porte d’entrée privilégiée.

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Depuis la Covid et la contrainte de faire la classe à la maison avec le confinement, la volonté de contrôler ce qu’apprennent les enfants s’est en effet accrue. Selon cette logique, la liberté des parents est érigée en totem sacré contre la liberté d’enseignement. Le registre de l’offense, dont les mêmes mouvances ultra-conservatrices accusent régulièrement les « woke », est largement mobilisé pour dire, par exemple que les enfants se sentiront mal de voir sur des photographies des années 1950 que les Noirs et les Blancs n’avaient pas le droit de boire aux mêmes fontaines, ou qu’ils et elles seront « endoctriné·e·s » par les LGBT qui leur « apprendront à devenir gays » et par les féministes « qui éradiquent la différence sexuelle ».

Les conseils d’école, où il s’agit aussi de se faire élire, sont un terrain de combat pour le choix des programmes scolaires et du matériel utilisé, en l’occurrence livres et manuels. S’y ajoutent les registres classiques du militantisme, faits de boucles de mails, de phoning, de prises de parole devant les parents d’élèves, mais aussi d’intrusions dans les réunions scolaires, d’intimidations et de tentatives de raids sur les réseaux sociaux contre des enseignant·e·s ou des directrices et directeurs d’école.

Mais d’autres femmes se mobilisent contre ces censures et ces violences. Des plaintes sont déposées par des citoyennes, des associations, des bibliothécaires et des libraires (deux professions largement féminisées, comme l’enseignement primaire) et des maisons d’édition à l’encontre des lois liberticides (car la censure de livres par l’extrême droite s’inscrit de plus en plus dans la loi, jusqu’à la Chambre des représentants à Washington) vantées par le gouverneur de Floride, Ron DeSantis. La loi « Dont’ Say Gay » est du reste en passe d’être étendue jusqu’à la fin des études secondaires, autrement dit il ne sera plus possible dans les lycées de parler d’homophobie et d’homosexualité. « Freedom », martèle DeSantis dans ses clips de campagne : quelle liberté, si l’on viole le premier amendement de la constitution et le free speech dont il se dit un grand défenseur ? Là encore, donc, ce sont souvent les femmes qui résistent : des mères de famille (il y a aussi des pères), notamment, de toutes origines, font front pour que les élèves ne subissent pas l’occultation, dans les enseignements, de certaines périodes de l’histoire, et pour défendre les livres présentant la société américaine dans toute sa diversité et prônant la tolérance, indispensable à la lutte contre le harcèlement scolaire. « Nous ne voulons pas que nos enfants soient ignorants au nom du fanatisme », disent-elles. Mais pour certaines et certains, comme le dénonce une campagne d’affichage de Moms Demand Action, les livres sont plus dangereux que les armes à feu.