Valoriser les compétences des femmes renforcerait considérablement le fonctionnement des institutions, la confiance collective et le lien social, autrement dit la « démocratie de tous les jours », estime la chercheuse à l’Institut de relations internationales et stratégiques. Ma tribune sur une Europe féministe, publiée dans « Le Monde » (print et web), publiée le 15 mai 2024.
Partout dans le monde, lorsque les droits des femmes régressent, c’est l’ensemble des libertés humaines qui est fragilisé. Les attaques contre ces droits sont l’obsession et le bras armé des forces antidémocratiques. L’antiféminisme n’est pas seulement un effet des attaques contre la démocratie, c’en est aussi un moyen. Pour propager ces idées, le complotisme et la propagande sont devenus la norme.
Mais l’inverse est tout aussi vrai : la préservation et le renforcement des droits des femmes et de l’égalité entre les femmes et les hommes constituent un fondement essentiel d’un projet de société émancipateur pour toutes et tous. Le féminisme est tout autant une puissante force de mobilisation qu’il peut être une source immense d’inspiration pour les décideurs, comme pour les électrices et électeurs qui se prononceront, le 9 juin prochain, pour choisir leurs eurodéputés.
Une Europe féministe montrerait l’exemple au monde et serait plus forte, à tous les niveaux. L’égalité de genre et les droits des femmes sont une valeur constitutive de l’Union européenne (UE), et, indéniablement, de nouveaux progrès ont été réalisés ces dernières années. Ainsi, le Parlement européen et les pays de l’UE ont adopté, en février, une directive contre les violences faites aux femmes afin de mieux lutter contre les mutilations génitales, le mariage forcé, le cyberharcèlement et l’incitation à la violence ou à la haine en ligne, et la divulgation d’images intimes.
Accès sûr et garanti à l’IVG
L’inscription du droit à l’avortement dans la Charte des droits fondamentaux serait une suite logique. Un accès sûr et garanti à l’IVG conditionne aussi un meilleur accès des filles et des femmes à la santé, à l’éducation, à l’emploi, à la liberté de circuler. La « clause de l’Européenne la plus favorisée », portée par Gisèle Halimi et le mouvement Choisir la cause des femmes, serait par ailleurs un moyen pour chaque citoyenne et future citoyenne européenne de bénéficier des droits et législations des Etats membres les plus favorables.
Un nouveau Parlement européen peut donner à la fois l’impulsion et les moyens nécessaires en faveur d’une égalité en droits, à condition qu’elle se concrétise en pratique : combat effectif contre toutes les violences patriarcales, lutte contre les discriminations de salaire et de carrière, mixité des métiers à tous les niveaux de qualification, meilleure articulation de la vie personnelle et de la vie professionnelle, etc.
Mais il y a plus. Mieux valoriser les compétences des femmes renforcerait considérablement le fonctionnement des institutions, la confiance collective et le lien social, autrement dit la « démocratie de tous les jours ». Le cinquième Objectif de développement durable des Nations unies, « réaliser l’égalité des sexes et autonomiser toutes les femmes et les filles », est transversal à tous les autres.
Gagner la bataille de la complexité du réel, encourager l’esprit critique et l’innovation, élever la capacité d’analyse et de proposition de tous et de toutes suppose alors de rompre avec une logique de monopole de l’expertise, politique et médiatique. La parité est le levier le plus efficace pour parvenir à une représentativité plus juste de la société dans les instances de pouvoir, quelles qu’elles soient, et faire voler en éclats les endogamies qui, parce qu’elles se fondent sur le refus de se remettre en question, conduisent au désastre.
Regard conscient des enjeux de genre en Europe
L’Europe est aujourd’hui le théâtre et l’actrice d’une guerre qui prend de nombreux visages au-delà des seuls combats sur le front : cyberattaques, désinformation, espionnage toujours plus sophistiqué, etc. Une véritable diplomatie féministe européenne devra, dès lors, être globale et ambitieuse. Elle peut devenir un outil précieux pour contribuer à la prévention comme à la résolution des conflits, dans le temps court et dans le temps long, car les « après-guerres » prennent des années, voire des décennies, des générations. Mettre les femmes, notamment les femmes du terrain, à la table des négociations de paix et de reconstruction est une évidence, toujours pas mise en œuvre néanmoins.
Rétablir la paix ne se limitera pas, cependant, à faire taire les armes. Dans un ouvrage qui vient de paraître, Feminist Peace Research. An Introduction (Routledge, 2024), les chercheuses Elise Féron et Tarja Väyrynen montrent que la paix est un « processus » instable, long, chargé de défis à relever. Elle n’a rien d’un « événement » ponctuel. La paix est une « pratique » qui consiste à combattre « de multiples formes de violence, de stigmatisation et de marginalisation ».
Si les structures du pouvoir, les récits, la mémoire demeurent patriarcaux, si les normes nationales ou culturelles restent oppressives une fois les traités signés, une partie du chemin, seulement, sera faite. Il est donc indispensable d’adopter un regard conscient des enjeux de genre pour l’ensemble de l’agenda politique : revoir les modalités de négociation et de décision, systématiser leur évaluation pour objectiver leur impact, faire des pas de côté pour toujours garder en tête le projet d’une « paix de tous les jours » que l’on souhaite mener, dans l’ensemble des champs des politiques publiques.
Les valeurs européennes ne sont pas abstraites, ne « flottent pas dans l’air », à charge pour chacune et chacun de les attraper au hasard des brises et de la chance. Elles constituent au contraire une vision, une ambition. Elles s’incarnent dans des mots, des actes et des moyens spécifiques. Une Europe féministe pourrait utilement s’en saisir en faisant de l’égalité femmes-hommes sa grande cause pour le prochain mandat parlementaire.