« Make America Great Again » et le trumpisme prospèrent sur le terrain de l’apocalypse et de la violence verbale. Son programme oscille, sans se soucier des contradictions, entre libertés sans limite et autoritarisme. Ma nouvelle chronique dans « Le Nouvel Obs », publiée le 7 novembre 2024.
Il faudra du temps pour analyser et donc comprendre ce qui s’est joué le 5 novembre, ce qui se joue aujourd’hui et se jouera encore demain. On ne peut pas, en effet, expliquer la victoire de Donald Trump et des républicains au Congrès avec un seul paramètre (l’économie, l’inflation, l’immigration, etc.). Ce serait trop simple. La situation est d’autant plus complexe que l’enjeu n’est pas seulement national. Partout dans le monde, les « hommes forts », dont le penchant pour la brutalité politique et verbale s’exprime chaque jour, la nostalgie d’un passé fantasmé, la promesse d’un capitalisme débridé et le besoin de revanche forment un populisme de nouvelle génération.
On ne connaît pas avec précision la sociologie électorale du vote trumpiste de 2024. On ne sait pas s’il est fondamentalement différent de celui de 2016. On sait seulement qu’il reste plutôt masculin, blanc et sans diplôme. Les sondages sortie des urnes ne sont pas suffisamment fiables, étant donné que ce ne sont pas forcément les mêmes personnes qui votent de manière anticipée, par correspondance ou le jour même. Dans quelques mois, on en saura plus. Mais Trump, tout en le diversifiant un peu, n’a que peu élargi son électorat, il l’a mobilisé et cela a suffi. Il est évident que la dynamique, en place depuis son premier mandat, n’a pas été estimée à sa juste mesure. Que quelque chose n’a pas été compris. Les doutes sur la fiabilité des sondages, incapables de sortir de leur marge d’erreur, n’ont pas aidé à y voir clair.
Optimisme abstrait de Kamala Harris
Le projet de Kamala Harris, de son côté, n’a pas mobilisé comme il l’entendait. Il se voulait rassembleur et empathique. Il n’a pas rassemblé et l’empathie a été jugée trop loin des préoccupations des électeurs, comme le coût de la vie et l’absence de perspective économique de court terme. Sa campagne de terrain a été impressionnante mais n’a pas réussi l’agrégation de l’ensemble des forces progressistes que Biden avait construite en 2020. L’écologie a été absente. L’engagement dans des guerres lointaines est un logiciel dépassé, impopulaire. Le soutien inconditionnel à Israël et les massacres à Gaza ont fait perdre des voix. Aux Etats-Unis comme ailleurs, les responsables politiques en place pendant le Covid ont payé cher le prix de cette pandémie, ce traumatisme planétaire aux effets psychologiques probablement sous-estimés. Biden et Harris, malgré les plans de relance, malgré la baisse du chômage, n’ont pas pu se défaire d’une impopularité persistante. Mais ce n’est pas seulement cela. La peur du déclin du pays, la difficulté à se projeter, les dangers réels ou imaginaires : tout était orthogonal à l’histoire racontée par Harris, celle d’un optimisme abstrait.
Voilà pourquoi elle obtient plusieurs millions de voix de moins que Biden il y a quatre ans. Les inscriptions tardives sur les listes électorales, les files d’attente le jour J étaient une illusion d’optique. Sans doute aussi est-ce inenvisageable, pour une partie de l’Amérique, d’élire une femme. En 2020, Trump était le sortant. En 2024, il était l’outsider. Il a été perçu comme hors du système alors qu’il baigne dedans.
« Make America Great Again » et trumpisme prospèrent sur le terrain de l’apocalypse : « Regardez tout le mal que les démocrates vous ont fait, regardez ce qu’ils vous feront demain. Ils forceront vos garçons à partir faire la guerre. Ils vous donnent des leçons de morale en permanence », etc. La promesse MAGA repose sur une autre chose fondamentale : l’individu roi qui n’a pas de comptes à rendre, qu’il soit simple citoyen, entrepreneur à succès ou président du pays. Le programme oscille, sans se soucier des contradictions, entre libertés sans limite (de parole, d’entreprise) et autoritarisme (sur la circulation des personnes, l’accès à la santé, le droit à disposer de son corps, etc.). Trump et Vance expliquent aux femmes qui n’ont pas d’enfant comment elles doivent vivre, qualifient la presse d’« ennemie intérieure », les latinos d’« ordures » et l’adversaire politique de « pute », tout en disant que c’est la faute des démocrates, qui s’offusquent d’un rien. La peur d’être « doublés dans la file » (Arlie Russell Hochschild, sociologue américaine) par les femmes, les minorités ethniques, les nouveaux immigrés, les « autres » est tenace. Dans le logiciel MAGA, le droit à l’avortement conditionne l’autonomie des femmes : il faut donc le supprimer. Le ressentiment fait recette, contre une gauche culturelle vue comme élitiste et méprisante. Le modèle économique du buzz et du clash des réseaux sociaux, et d’une couverture médiatique fascinée par Trump, fournit une chambre d’écho redoutable au trumpisme.
Trumpisme : où est le réel ?
La violence verbale et le fait de jouer des coudes deviennent un signe de respectabilité. L’insulte et la méchanceté sont la norme. Le lien social, la responsabilité, l’attention à l’autre sont des marques de faiblesse, des signes d’inefficacité, dans une société perçue comme de plus en plus menaçante, et dans un monde lui-même vu comme hostile vis-à-vis des Etats-Unis, où la brutalité deviendrait le remède. C’est le sens de « je serai votre protecteur » de Trump. Ses 74 millions d’électeurs ne sont pas fascistes : ils se moquent de ses velléités dictatoriales, dont ils pensent (à tort) qu’ils n’en seront pas la cible. Et d’ailleurs, où est le réel, où est le divertissement ? Le trumpisme est américain mais ce phénomène est planétaire, c’est un enjeu géopolitique.