Les commentaires quotidiens de la petite phrase de Trump détournent le regard de deux des premières décisions de Trump, prises par décret, qui remettent en cause l’Etat de droit. Ma nouvelle chronique dans « Le Nouvel Obs », publiée le 29 janvier 2025.
Comme en 2017, Donald Trump sature l’espace médiatique. Sa moindre petite phrase est scrutée, disséquée, commentée. La moindre petite phrase ? Non. En réalité, le commentaire est sélectif et Trump emmène la plupart des observateurs où il a envie qu’ils aillent.
D’une part, le nouveau président, à force de marteler son propre storytelling, a fini par l’imposer. C’est ainsi que des slogans comme « Trump est un faiseur de paix », « Trump tord le bras de dirigeants étrangers » ou encore « Trump fait des deals » sont devenus légion. S’agit-il de constats résultant d’une analyse ou bien de la reprise d’éléments de langage trumpistes ? Prenons Gaza : outre que le cessez-le-feu entre Israël et le Hamas n’est certainement pas la résultante des seuls froncements de sourcil de la nouvelle administration américaine, Trump propose désormais d’expulser 1,5 million de Palestiniens vers l’Egypte et la Jordanie pour, dit-il, « faire le ménage », « nettoyer » ce territoire entièrement à reconstruire. Sont-ce réellement les mots d’un dirigeant qui entend respecter les Palestiniens, déjà oubliés, pour ne pas dire niés lors de la conclusion des accords d’Abraham en 2020 ? Un « faiseur de paix », génie des « deals », néglige-t-il de mettre les premiers concernés autour de la table ? Gaza est avant tout, pour Trump, qui, pendant sa campagne, avait prétendu en faire un « nouveau Monaco », un territoire « idéalement situé », avec un « climat agréable », autrement dit un territoire exploitable économiquement à des fins touristiques.
Autre exemple : la Colombie, qui aurait « plié » devant les exigences d’un Trump menaçant de faire exploser les droits de douane si Bogota n’acceptait pas d’accueillir ses ressortissants nouvellement expulsés des Etats-Unis. Est-ce vraiment aussi simple ? La perspective de l’augmentation du prix du café dans les magasins et restaurants américains (rappelons que Trump a promis la fin de l’inflation), le rapprochement potentiel de la Colombie et de la Chine (appuyé par un post sur X de l’ambassadeur chinois à Bogota) et la volonté affichée de la Colombie d’intégrer les Brics+ n’ont-ils pas pesé dans la balance ? Le président Petro, qui a prévu de se réunir avec ses homologues d’Amérique latine pour élaborer une stratégie de riposte collective à Trump, a eu des mots très durs pour dire au nouveau président des Etats-Unis qu’il ne l’impressionnait pas.
Restriction des droits
D’autre part, le commentaire quotidien de la petite phrase de Trump détourne le regard de plusieurs mesures adoptées par la nouvelle administration à Washington, qui méritent qu’on s’y attarde. Ainsi, deux des premières décisions de Trump, prises par décret, ne sont ni plus ni moins que la remise en cause de l’Etat de droit. Or, on n’en a quasiment pas parlé en France. La première consiste, par idéologie masculiniste et transphobe et non par nécessité militaire, en l’interdiction aux personnes transgenres de servir dans l’armée. On est donc passé d’un discours de campagne sur la « multiplication » des « opérations chirurgicales pour faire changer les enfants de sexe », destiné à semer la panique dans la population, à fermer certaines professions à des adultes qui ne demandent qu’à vivre librement dans un pays se targuant d’être la plus grande démocratie au monde.
Demain, d’autres métiers leur seront-ils proscrits au prétexte de leur identité de genre ? Quelles autres catégories de la population se verront interdire certains secteurs professionnels, en raison de leur sexe, de leur origine ou de leur orientation sexuelle ? Une fois la brèche ouverte, on ne peut pas la refermer. Et du reste, Trump est également revenu, par décret, sur des dispositions de 1965 visant à combattre les discriminations. Autrement dit, celles-ci deviennent autorisées.
La seconde décision, par décret elle aussi, concerne la remise en cause du droit du sol, autrement dit il s’agit de refuser aux enfants nés aux Etats-Unis d’acquérir automatiquement la nationalité américaine (cela concerne aussi, dans l’executive order de Trump, les enfants nés d’immigrées en situation régulière, mais pour une durée temporaire, comme par exemple les touristes, les étudiantes ou les titulaires d’un CDD). Elle a été immédiatement attaquée en justice par des associations de défense des droits civiques et par 22 Etats fédérés. Un juge fédéral a bloqué le décret présidentiel, au nom du quatorzième amendement de la Constitution.
Les démocrates disent que passer outre la Constitution est impossible. Oui mais voilà : les textes s’interprètent. Et tout est possible avec une Cour suprême composée de juges qui, à la majorité, ont, notamment, supprimé le droit constitutionnel à l’avortement et accordé l’immunité totale à Trump dans l’exercice de ses mandats. C’est une longue bataille juridique qui s’annonce, mais dont – il est majeur de le dire – l’issue est loin d’être certaine, et pourrait ouvrir la voie à d’autres restrictions des droits, pour d’autres groupes ou individus.
« Ventiler la merde », disait Steve Bannon, c’est entretenir le brouhaha, épuiser la couverture médiatique pour faire avancer, dans le flot ininterrompu de mots, d’allusions et d’annonces plus ou moins fantaisistes, un agenda minutieusement préparé et qui, jusqu’ici, trace tranquillement sa route.